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les opiniâtres

— Cependant, on revient. On demeure. Pourquoi ? Ici se trouvent des choses commencées, que l’on ne peut pas abandonner. Nous sommes venus sans savoir. Une fois sur place, nous sommes captifs. Nous montons une faction ; personne n’abandonne la garde ; non, on meurt auparavant. Quand les autres viendront-ils nous relever ? Nous l’ignorons. Nous sommes tombés dans le piège de l’héroïsme. Essayez d’y échapper, vous verrez. Le canot vous attendrait par exemple. Vous vous retourneriez pour dire adieu ; Hertel serait là avec Marie Marguerie ; le père Jogues vous regarderait ; je m’avancerais pour vous tendre la main ; David Hache se présenterait, modeste ; sur la barbette, les soldats, les colons vous observeraient. Si vous persévériez, vous rencontreriez les embarcations remplies d’Iroquois goguenards. Mais non, vous le voyez bien ; vous ne pouvez partir. Je ne peux partir. C’est ainsi. Pourquoi y penser ? Je me rappelle un soir ; la journée avait été particulièrement dure. Ils m’ont demandé de chanter. Avec une espèce de désespoir de la chair que je ne pouvais maîtriser, j’ai entonné le Miserere mei. Ils ont reculé d’effroi parce que mes souffrances passaient dans ma voix ; ils m’ont abandonné. Voilà notre cantique à nous.

Le missionnaire parlait doucement, sans emphase. Mais ses paroles recélaient la flamme.

Plus tard, Pierre et Ysabau dirent adieu au missionnaire. Puis ils s’embarquèrent pour leurs essarts. À chaque coup de pagaie, le canot bondissait. Tout dans l’attitude de Pierre, les mâchoires serrées, la dureté des traits, le regard, l’élan des bras, disait assez la résolution. Assise au fond du canot, Ysabau avait remonté ses genoux et elle y appuyait la tête, soudain écrasée par le faix de l’épouvantable destin.