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suivaient le courant. Le Saint-Laurent n’était plus la grande avenue blanche de l’hiver, la grande avenue bleuâtre de l’été, mais la grande avenue vieux rose de l’automne ; elle s’emplissait d’une vaporeuse lumière sans chaleur.

La Nouvelle-France exultait du don qui lui était subitement tombé du ciel ; la paix. La paix, c’est-à-dire voguer ainsi sur le fleuve, sans épier, sans craindre ; rire, chanter, crier à gorge déployée ; avoir laissé derrière soi l’implacable claustration des palissades.

Pierre et Ysabau songeaient à la dangereuse aventure : cinq ou six cents Agniers assemblés autour du poste ; l’attaque de l’ennemi et la surprise qu’avait déjouée seule la présence d’esprit du Gouverneur ; l’investissement et la défense habile et prudente de la garnison ; puis, à l’heure où l’on redoutait un assaut décisif, cette paix inespérée, inexplicable, imprévisible.

Pierre avait sauté les palissades sur les talons de l’armée ennemie ; il avait retenu les services d’un menuisier et de deux engagés. Il avait érigé une seconde loge de rondins guère plus vaste que l’ancienne, des bâtiments de madriers empilés. Et maintenant il conduisait sa famille dans le nouveau logis, transportant du même coup une cargaison d’outils aratoires, d’approvisionnements et d’ustensiles de cuisine.

Ils arrivèrent au coucher du soleil. Les enfants gravirent la berge en courant et disparurent. Ysabau attendit Pierre. Elle passa son bras sous le sien et ils montèrent. Comblé d’arbustes et de mauvaises herbes, d’un gaulis d’érables, de framboisiers dans le dernier brûlis, le défrichement s’étendait devant eux. Ysabau s’arrêta, stupéfaite : que de travail à recommencer, que de temps perdu. Elle devinait la fatigue de cet ouvrage supplémentaire, le découragement qui montait de ce retard comme une mauvaise fumée. Elle connaissait les projets de Pierre et ainsi son désap-