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les opiniâtres

comme on se baigne dans un lac. Elle entraînait son amie dans l’obscurité ouateuse, écoutant monter de ses souvenirs le bruit des vagues, les sifflements de tempête, se rappelant l’odeur de l’océan, les paysages de mâts. Et elle disait à Marie :

— Je m’ennuie de Saint-Malo, Marie, je m’ennuie de la mer.

À quelques semaines de là, Pierre amena Ysabau à la chasse, un dimanche après-midi. Ils marchaient avec facilité dans les feuilles jusqu’aux genoux, les feuilles sans poids, crispées, sèches, encore jaunes, rouges, orangées, cuivrées, qui mêlaient leurs nuances infinies. Au bout de leur tronc, les arbres dépouillés portaient leurs branches comme une gerbe bien ouverte de tigelles de fer. Et une lumière blanche flottait dans cette forêt réduite à l’état de squelette.

Ysabau vit enfin son domaine que les frondaisons lui avaient dérobé tout l’été. Mais elle demeurait taciturne. Parfois, une perdrix qui s’était mottée, battait lourdement des ailes, presque à ses pieds, et s’envolait avec maladresse ; ou bien un érable mal dégarni se secouait comme un chien qui sort de l’eau, et ses dernières feuilles s’éparpillaient.

Puis s’étendit sur le pays un après-midi violet, calme et froid. Dégagées par l’automne, les longues croupes des montagnes bleuâtres semblaient bondir comme sur une piste, traversant au loin la plaine du sud-ouest au nord-est. Il s’était coloré de violet aussi, en réfléchissant le ciel, l’immense fleuve vide débouchant là-bas de l’infini de la vallée pour s’enfoncer dans l’infini de la vallée. Rien ne bougeait nulle part : pas de village, pas de maison, pas de passant, pas de fumée ; et dans toutes les directions s’épandait la sylve composée de hampes immobiles.

La désolation de ce paysage étreignait Ysabau. À Saint-Malo, les hommes, leurs œuvres, sa propre