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Le Poirier de Misère

tude. Or ceux-ci, accablés d’infirmités, la mémoire usée, aveugles & sourds, privés de goût, de tact & d’odorat, devenus insensibles à toute jouissance, commençaient à trouver que l’immortalité n’eſt point un si grand bienfait qu’on le croyait d’abord.

On les voyait se traîner au soleil, courbés sur leurs bâtons, le front chenu, le chef branlant, les yeux éteints, toussant, crachant, décharnés, rabougris, ratatinés, semblables à d’énormes limaces. Les femmes étaient encore plus horribles que les hommes.

Les vieillards les plus débiles reſtaient dans leurs lits, & il n’y avait point de maison où l’on ne trouvât cinq ou six lits où geignaient les aïeuls, au grand ennui de leurs arrière-petits-fils & fils de leurs arrière-petits-fils.

On fut même obligé de les rassembler dans d’immenses hospices où chaque nouvelle génération était occupée à soigner les précédentes, qui ne pouvaient guérir de la vie.

En outre, comme il ne se faisait plus de teſtaments, il n’y avait plus d’héritages, & les générations nouvelles ne possédaient rien en propre : tous les biens appartenaient de droit aux bisaïeuls & aux trisaïeuls, qui ne pouvaient en jouir.

Sous des rois invalides, les gouvernements s’affaiblirent, les lois se relâchèrent ; & bientôt les immortels, certains de ne point aller en enfer,