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BARNABÉ RUDGE

qui prit une chandelle pour le suivre et l’éclairer jusqu’à la porte.

Pendant que Joe s’absentait pour s’acquitter de cet office, le vieux Willet et ses trois compagnons continuèrent à fumer avec une extrême gravité, dans un profond silence, ayant chacun leurs yeux fixés sur un chaudron de cuivre qui était pendu à la crémaillère sur le feu. Au bout de quelque temps, John Willet secoua lentement la tête, et là-dessus ses amis secouèrent aussi lentement la tête, mais sans que personne détournât ses yeux du chaudron, et sans rien changer à l’expression solennelle de leur physionomie.

Enfin Joe rentra, fort causeur et fort conciliant, comme un homme qui s’attend à être grondé et qui voudrait esquiver le coup.

« Ce que c’est que l’amour ! dit-il en avançant une chaise près du feu et jetant à la ronde un regard qui cherchait la sympathie. Il vient de partir pour Londres, tout du long, rien que ça. Son bidet, qu’il a rendu boiteux à le faire galoper ici cette après-midi, venait à peine de se reposer sur une confortable litière dans notre écurie il n’y a qu’un instant ; et lui-même le voilà qui renonce à un bon souper bien chaud et à notre meilleur lit… pourquoi ? parce que Mlle Haredale est allée à un bal masqué à Londres, et qu’il met la joie de son cœur à la voir. Ce n’est pas moi qui ferais ça, toute belle qu’elle est. Mais moi, je ne suis pas amoureux, ou ce serait donc sans le savoir ; et ça fait une fière différence.

— Il est donc amoureux, dit l’étranger ?

— Un peu, répliqua Joseph : il pourrait bien l’être moins, mais il ne peut pas l’être plus.

— Silence, monsieur ! cria le père.

— Quel luron vous faites, Joseph ! dit le long Parkes.

— Peut-on voir un garçon plus inconsidéré ! murmura Tom Cobb.

— Se lancer comme ça ! tordre et arracher le nez de son propre père ! exclama le sacristain par forme de métaphore.

— Qu’est-ce que j’ai donc fait ? répliqua le pauvre Joe.

— Silence, monsieur ! repartit son père ; pourquoi vous avisez-vous de parler, quand vous voyez des gens qui ont deux ou trois fois votre âge rester tranquillement assis sans souffler mot ?