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BARNABÉ RUDGE

— Eh bien alors, n’est-ce pas justement le bon moment de parler ? dit Joe d’un air mutin.

— Le bon moment, monsieur ! riposta son père ; le bon moment ! il n’y a pas de bon moment !

— Ah ! certainement, marmotta Parkes en penchant gravement la tête vers les deux autres, qui penchèrent leur tête par réciproque, et qui murmurèrent tout bas que l’observation était d’une grande justesse.

— Oui, monsieur, le bon moment, c’est le moment de se taire, répéta John Willet ; quand j’étais à votre âge, jamais je ne parlais, je n’avais jamais la démangeaison de parler ; j’écoutais pour m’instruire… Voilà ce que je faisais, moi.

— Et voilà ce qui fait que vous avez dans votre père un rude jouteur pour le raisonnement, Joe, dit Parkes, si tant est que personne se frotte à raisonner avec lui.

— Quant à cela, Philippe, observa M. Willet en soufflant d’un coin de sa bouche un nuage de fumée long, mince et sinueux, et en le regardant d’un air abstrait flotter et disparaître ; quant à cela, Philippe, le raisonnement est un don de la nature. Si la nature doue un homme des puissances du raisonnement, un homme a le droit de s’en faire honneur ; il n’a pas le droit de s’en tenir à une fausse modestie et de nier qu’il ait reçu ce don-là : car c’est tourner le dos à la nature, c’est se moquer d’elle, c’est mésestimer ses plus précieux cadeaux, c’est se ravaler jusqu’au pourceau, qui ne mérite pas qu’elle jette ses perles devant lui. »

L’aubergiste ayant fait une longue pause, M. Parkes en conclut naturellement que le discours était terminé ; aussi, se tournant avec un air austère vers le jeune homme, il s’écria :

« Vous entendez ce que dit votre père, Joe ? Vous n’aimeriez pas trop à vous frotter à lui pour le raisonnement, n’est-ce pas ?

Si…, dit John Willet en reportant ses yeux du plafond au visage de son interrupteur, et en articulant le monosyllabe comme avec des majuscules, pour lui apprendre qu’il avait fait un pas de clerc en s’engageant avec une précipitation malséante et irrespectueuse ; si la nature m’avait conféré, monsieur, le don du raisonnement, pourquoi ne l’avouerais-je pas, ou plutôt pourquoi ne m’en glorifierais-je