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BARNABÉ RUDGE

M. Tappertit en lançant une œillade à l’hôte, pendant que ce dernier se dirigea vers un placard d’où il tira une bouteille et un verre, aussi négligemment que s’il avait eu la pleine jouissance de sa vue : c’est que, si vous faites ce vacarme, vous apprendrez que le capitaine n’aime pas toujours à rire. Vous m’entendez ?

— Il a les yeux sur moi ! cria Stagg, s’arrêtant tout court au moment où il revenait, et affectant de couvrir sa figure avec la bouteille. Je les sens, quoique je ne puisse pas les voir. Otez-les, noble capitaine ; détournez-les, car ils me percent jusqu’à l’âme, comme des vrilles. »

M. Tappertit sourit affreusement à son camarade ; et, dirigeant sur lui un autre regard en coulisse, une espèce de vis oculaire, sous l’influence de laquelle l’aveugle feignit d’éprouver une grande angoisse, une vraie torture, il lui commanda, d’un ton radouci, d’approcher et de se taire.

« Je vous obéis, capitaine, cria Stagg, en s’approchant et en versant à son chef une rasade, sans répandre une goutte, par la raison qu’il tint son petit doigt au bord du verre, et qu’il s’arrêta dès que la liqueur l’eut touché ; buvez, noble commandant. Mort à tous les maîtres, vivent tous les apprentis, et amour à toutes les belles demoiselles ! Buvez, brave général, et réchauffez votre cœur intrépide ! »

Tappertit daigna prendre le verre de la main de l’aveugle. Stagg alors mit un genou en terre, et frotta doucement les mollets de son chef, avec un air d’humble admiration.

« Que n’ai-je des yeux ! cria-t-il, pour voir les proportions symétriques de mon capitaine ! Que n’ai-je des yeux pour contempler ces deux jumeaux, fatals à la paix des ménages !

— Laissez-moi ! dit M. Tappertit en abaissant son regard sur ses membres favoris. Voulez-vous me laisser, Stagg !

— Quand je touche les miens après, cria l’hôte les tapant d’un air de reproche, ils me sont odieux. Comparativement parlant, ils n’ont pas plus de forme que des jambes de bois, à côté des jambes moulées de mon noble capitaine.

— Les vôtres ! s’écria M. Tappertit, oh ! je le crois bien. N’allez-vous pas comparer ces vieux cure-dents-là avec mes propres membres ? c’est presque un manque de respect. Allons, prenez ce verre. Benjamin, ouvrez la marche. À l’ouvrage ! »