Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/128

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nageaient en pleine eau ; d’autres même qu’on avait beaucoup de peine à empêcher de s’y plonger pour satisfaire leur soif de feu. Sur le crâne d’un garçon, de vingt ans à peine, étendu ivre-mort sur le gazon avec le goulot d’une bouteille dans la bouche, coulait du toit une pluie de plomb liquide brûlé à blanc, qui faisait fondre sa tête comme une cire. Quand on réunit tous les gens épars, on retira des caves, pour les emporter à bras, des misérables, vivants encore, mais marqués comme d’un fer chaud sur tout le corps, et, le long de la route, leurs porteurs cherchaient à les ragaillardir par des plaisanteries de corps de garde, en attendant qu’ils les déposassent morts à la porte de quelque hôpital. Mais tous ces tableaux effroyables n’inspiraient à personne, dans cette troupe hurlante, ni pitié ni dégoût ; il n’y en avait pas un dont la rage aveugle, féroce, animale, fût seulement assouvie.

Le rassemblement se dispersa à la fin lentement, et par petits pelotons, avec des hourras enroués, et au bruit de leurs cris ordinaires. Quelques traînards, les yeux éraillés et injectés de sang, suivaient l’avant-garde d’un pas aviné. Les appels lointains par lesquels ils se répondaient, le sifflement convenu pour rallier ceux qui manquaient, devinrent de plus en plus rares et faibles, tant qu’enfin ces bruits même expirèrent, faisant place au silence des nuits.

Quel silence ! L’éclat éblouissant des flammes n’était plus à présent qu’une lueur d’accès, un éclair intermittent. Les charmantes étoiles du ciel, jusqu’alors invisibles, éclairaient à leur tour le monceau de cendres, bientôt obscur. Une fumée retardataire était encore suspendue le long des ruines, comme pour les cacher aux yeux : le vent semblait la respecter. Des murailles nues, des toits ouverts, des chambres où des êtres bien chers, aujourd’hui défunts, avaient bien des fois relevé le matin leur tête sur leurs chevets pour renaître à une vie nouvelle avec une nouvelle énergie ; où tant d’autres, également bien aimés, avaient passé des jours de joie ou de tristesse ; où se trouvaient mêlés ensemble tant de souvenirs et de regrets, de soucis et d’espérances…. tout cela…. parti. Il ne reste plus qu’un vide triste et navrant ; un monceau à demi étouffé de poussière et de cendres ; le silence et la solitude du néant.