Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/288

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une secousse solennelle, reprenait son couteau et sa fourchette, et se remettait à manger. Tantôt il portait à sa bouche un morceau d’un air distrait, et, concentrant sur Joe toutes ses facultés, le regardait, dans un transport de stupéfaction, couper sa viande d’une seule main, jusqu’à ce qu’il fût rappelé à lui par des symptômes d’étouffement qui finissaient par lui rendre sa connaissance. D’autres fois, il imaginait une foule de petits détours, comme de lui demander le sel, ou le poivre, ou le vinaigre, ou la moutarde, tout ce qu’il voyait du côté mutilé, et observait comment son fils faisait pour lui passer ce qu’il lui avait demandé. À force de répéter ces expériences, il finit par se donner pleine satisfaction et se convaincre si bien, qu’après un intervalle de silence plus long que tous les précédents, il remit sa fourchette et son couteau aux deux côtés de son assiette, but une bonne gorgée au pot d’étain qu’il avait près de lui (toujours sans perdre Joe de vue), et se renversant sur le dos de sa chaise avec un gros soupir, dit en regardant les convives à la ronde :

« C’est coupé.

— Par saint Georges ! dit de son côté le Lion noir en frappant sa main contre la table, il a trouvé ça.

— Oui, monsieur, reprit M. Willet, de l’air d’un homme qui sentait qu’il avait bien gagné le compliment qu’on faisait de sa sagacité, et qu’il le méritait. On dira ce qu’on voudra ; c’est coupé.

— Racontez-lui donc où ça vous est arrivé, dit le Lion noir à Joe.

— À la défense de la Savannah, mon père.

— À la défense de la Savaigne, répéta M. Willet tout bas, en jetant encore un regard autour de la table.

— En Amérique, dans le pays qui est en guerre, dit Joe.

— En Amérique, dans le pays qui est en guerre, répéta M. Willet. On l’a coupé à la défense de la Savaigne en Amérique, dans le pays qui est en guerre. » Après avoir continué de se répéter en lui-même ces paroles à voix basse (notez que c’était bien la cinquantième fois qu’on lui avait déjà donné auparavant ce renseignement dans les mêmes termes), M. Willet se leva de table, tourna autour de Joe, lui tâta sa manche tout du long, depuis le poignet jusqu’au moignon, lui donna une poignée de main, alluma sa pipe, en tira une