Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/290

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plus flattée de celui-là, dans ce moment, qu’elle ne l’avait jamais été de tout autre auparavant.

« Je bénirai votre nom, dit en sanglotant la bonne petite fille du serrurier, tant que je vivrai. Je ne l’entendrai jamais sans me sentir briser le cœur. Je ne l’oublierai jamais dans mes prières, soir et matin, jusqu’à la fin de mes jours !

— Vraiment ? fit Joe avec vivacité : est-ce bien vrai ? cela me rend… vous ne sauriez croire comme cela me rend heureux et fier de vous entendre dire de ces choses-là. »

Dolly sanglotait toujours en tenant son mouchoir devant ses yeux ; et Joe restait toujours là debout, à la regarder.

« Votre voix, dit-il, me reporte avec tant de plaisir à mon bon vieux temps, que, pour le moment, il me semble comme si cette soirée… je peux bien en parler, n’est-ce pas, maintenant, de cette soirée-là…. comme si cette soirée était encore là, et qu’il ne fût rien arrivé dans l’intervalle. J’ai oublié toutes les peines que j’ai endurées depuis, et il me semble que c’est hier que j’ai rossé ce pauvre Tom Cobb, et que je suis venu vous voir, mon paquet sur l’épaule, avant de décamper…. Vous rappelez-vous ? »

Si elle se rappelait ! mais elle ne dit mot ; elle leva seulement les yeux un petit instant. Ce ne fut qu’un coup d’œil, un petit coup d’œil timide et larmoyant, mais qui fit garder à Joe le silence… bien longtemps.

« Bah ! finit-il par dire résolûment, il fallait que ça arrivât comme c’est arrivé. Je suis donc allé bien loin me battre tout l’été, et me geler tout l’hiver, depuis ce temps-là. Me voilà revenu, la bourse aussi vide qu’en partant, et estropié par-dessus le marché. Mais voyez-vous, Dolly, c’est égal ; j’aimerais mieux encore avoir perdu l’autre bras…. j’aimerais mieux avoir perdu ma tête… que d’être revenu pour vous voir morte, et non pas telle que je me figurais toujours vous voir, telle que je n’ai pas cessé d’espérer et de souhaiter vous retrouver. Ainsi, au bout du compte, Dieu soit loué ! »

Ah ! comme la petite coquette d’il y a cinq ans était devenue sensible depuis ce temps-là ! Elle avait fini par se trouver un cœur. C’est parce qu’elle n’en connaissait pas tout le prix, qu’elle avait tant méconnu le prix du cœur de Joe ; mais à présent elle ne l’aurait pas donné pour tout l’or du monde.