Page:Dickens - Bleak-House, tome premier.pdf/406

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si ce n’est qu’ayant descendu le Noé d’une arche que je lui avais donnée le matin, il le trempait dans mon verre pour le mettre ensuite dans sa bouche.

Mon tuteur, avec sa bienveillance accoutumée, son esprit plein de tact et sa figure aimable, finit par égayer le repas en dépit des convives dont chacun ne savait parler que de son propre sujet ; et je ne sais pas ce que nous serions devenus s’il n’y avait pas été ; car tous les hôtes de mistress Jellyby, ayant pour les mariés un véritable mépris, et M. Turveydrop se considérant, en vertu de sa suprême distinction, comme infiniment supérieur à toute la compagnie, le cas devenait extrêmement embarrassant.

Enfin, le moment arriva de se séparer ; tous les bagages de Caroline furent attachés sur la voiture qui devait avec son mari l’emporter à Gravesend, et nous fûmes touchés de voir la pauvre enfant donner un dernier regret à ce déplorable intérieur et se suspendre au cou de sa mère avec la plus vive affection.

« J’ai bien du chagrin, lui disait-elle au milieu de ses sanglots, de n’avoir pas pu continuer à écrire sous votre dictée, maman ; j’espère que vous me le pardonnez aujourd’hui.

— Je vous ai déjà répondu cent fois que j’avais pris un jeune homme à votre place et qu’il n’était plus question de cela, disait mistress Jellyby.

— Vous n’êtes pas fâchée contre moi, maman ? je vous en prie, dites-le-moi bien avant que je parte.

— Vous êtes folle, Caroline ; est-ce que j’ai l’air mécontent ? est-ce qu’il est dans ma nature de me fâcher, et d’ailleurs, est-ce que j’en aurais le temps ?

— Ayez soin de papa jusqu’à mon retour, maman. »

Mistress Jellyby ne put pas s’empêcher de rire : « Petite sotte, enfant romanesque, dit-elle en frappant légèrement sur l’épaule de sa fille ; soyez tranquille et partez ; nous nous quittons fort bien ensemble ; adieu, Caddy, soyez heureuse ; encore adieu. » Caroline alla embrasser son père, appuya sa joue contre la sienne et le berça doucement comme on fait à un enfant malade pour endormir sa douleur ; puis, son père la quitta, prit son mouchoir de poche et alla s’asseoir sur l’escalier, la tête contre le mur ; j’espère que les murailles avaient pour lui quelque consolation secrète, et je le crois réellement.

Prince, prenant alors sa femme par la main avec l’émotion la plus profonde, se tourna vers son père dont le maintien superlatif était vraiment écrasant :

« Merci mille fois encore, dit-il au vieux gentleman en lui