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BLEAK-HOUSE

qu’ils avaient pourtant conservé, de l’antipathie que M. Jarndyce éprouvait pour les remercîments que lui attiraient ses bontés ; antipathie qui lui faisait recourir aux expédients les plus étranges, pour éviter toute expression de gratitude. Éva se souvenait d’avoir entendu raconter à sa mère, qu’un jour où elle allait le remercier d’un trait de générosité peu commune, il l’avait aperçue par la fenêtre, et, se doutant du motif de sa visite, s’était échappé par la porte de derrière et qu’il était ensuite resté pendant trois mois sans donner signe de vie. Cette bizarrerie servit de thème à notre conversation, qui roulait naturellement sur la nouvelle existence que nous allions avoir ; que pouvait être Bleak-House ; et M. Jarndyce lui-même ? Que nous dirait-il et quelle serait notre réponse ? Le verrions-nous en arrivant ou ne serait-ce que plus tard ? mille questions qui servaient de base aux conjectures les plus incertaines et qui revenaient sans cesse.

La route était mauvaise pour les chevaux ; le trottoir des piétons au contraire paraissait assez bon. Nous descendîmes de voiture pour gravir la colline. Arrivés au sommet, trouvant du plaisir à marcher, nous continuâmes notre promenade. On relayait à Barnet : les chevaux étaient prêts, mais ils venaient de manger ; il fallut les attendre ; les jours étaient courts, et il faisait nuit close avant que nous eussions atteint la petite ville de Saint-Albans, près de laquelle est située Bleak-house.

L’inquiétude commençait à nous gagner ; Richard avouait lui-même qu’il éprouvait une certaine émotion et comme un vague désir de retourner sur ses pas. Quant à miss Clare et à moi, le froid aidant, nous tremblions de la tête aux pieds. Saint-Albans était maintenant derrière nous ; à un détour de la route, le postillon nous regarda, nous fit un signe, et, nous levant pour mieux voir (Richard tenait Éva pour l’empêcher de tomber), nous cherchâmes à distinguer quelque chose à l’horizon ; une lumière brillait à la crête d’une colline et le postillon, nous la montrant avec son fouet, nous cria : « C’est Bleak-House ! » Il mit ses chevaux au galop, pressa leur allure, faisant jaillir les cailloux autour de nous comme l’eau écumante que fouette la roue d’un moulin. La lumière disparue à nos yeux reparut encore ; de grands arbres nous la masquèrent ; nous franchîmes une avenue et nous la revîmes bientôt, brillant d’un plus vif éclat ; elle s’échappait de la fenêtre d’une vieille façade à trois pignons et à laquelle on arrivait par une allée tournante. Au bruit de nos roues, une cloche se fit entendre ; et aux sons graves que sa voix jetait dans l’air, aux aboiements des chiens, à la lueur des