Page:Dickens - Bleak-House, tome premier.pdf/95

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sont aujourd’hui dans l’état où Bleak-House était alors. Quand je dis nous, c’est du procès que je parle, et à vrai dire cette propriété n’appartient plus qu’à lui ; pour tout autre ce ne sera jamais qu’une plaie vive. C’est toute une rue de maisons délabrées, sans vitres et sans fenêtres, dont les ouvertures, aveuglées par des pierres, ne laissent plus pénétrer le jour ; dont les contrevents sont arrachés de leurs gonds et pendent aux murailles ; dont les grilles sont rongées par la rouille ; dont les marches des portes (véritable seuil du palais de la Mort) croupissent dans l’humidité qui les verdit, et dont les étais mêmes, béquilles sur lesquelles sont appuyées ces ruines, ont pourri à leur tour. La chancellerie n’avait aucun droit sur Bleak-House, mais Tom Jarndyce appartenait à la cour, et la maison où il vivait a été mise comme lui sous les scellés : les scellés du grand sceau qui règne sur toute l’Angleterre ; … les enfants ne le connaissent que trop, le grand sceau !

— Quel changement vous avez fait ici ! répétai-je.

— Assurément, répondit-il d’un ton plus gai ; et c’est de votre part une grande habileté que de remettre sous mes yeux le beau côté de la médaille. (Parler de ma sagesse et avoir l’air d’y croire !)… Voilà de ces choses, ma fille, continua mon tuteur, dont je ne m’entretiens jamais et qu’il vaudrait mieux oublier. Cependant, poursuivit-il en me regardant sérieusement, si vous trouvez bon d’en causer avec Éva et Richard, vous pouvez le faire ; je vous en laisse juge.

— J’espère, monsieur, répondis-je…

— Appelez-moi votre tuteur, chère enfant ! »

Je me sentis de nouveau gagner par l’émotion en écoutant ces paroles qu’il disait avec une feinte indifférence, comme s’il n’avait voulu exprimer qu’un caprice, et sous lesquelles se cachait une tendresse ingénieuse ; mais j’imprimai une légère secousse à mes deux trousseaux de clefs qui me rappelèrent à moi-même.

« J’espère, tuteur, continuai-je, que vous n’allez pas vous en rapporter à mon propre jugement ; vous pourriez vous méprendre, et je crains que vous ne soyez désappointé en apprenant que j’ai peu d’intelligence et que je n’ai pas d’esprit ; pourtant rien n’est plus vrai, et vous l’auriez bientôt découvert si je n’avais pas la franchise de vous l’avouer maintenant. »

Il ne sembla pas étonné, bien au contraire, et me dit en souriant qu’il me connaissait à merveille, et que j’étais assez intelligente comme cela pour lui.

« Je pourrai peut-être le devenir, mais j’ai bien peur…

— Vous le serez toujours assez pour être l’excellente petite