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Page:Dickens - Contes de Noël, traduction Lorain, 1857.djvu/112

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À cette terrible révélation, Trotty, debout, effaré, chancelant sur ses jambes, semblait avoir sur sa conscience d’avoir fait mourir de faim, de sa propre bouche, une garnison de cinq cents hommes.

« Qui est-ce qui mange des tripes ? répéta M. Filer avec chaleur ; qui est-ce qui mange des tripes ? »

Trotty courba humblement la tête comme un coupable.

« C’est vous, ah ! c’est vous ! dit M. Filer. Alors je vais vous apprendre quelque chose. Votre plat de tripes, mon ami, vous l’arrachez de la bouche des veuves et des orphelins.

— J’espère que non, monsieur, fit Trotty d’une voix faible ; j’aimerais mieux mourir de faim.

— Divisez la somme des tripes ci-dessus, alderman, continua M. Filer, par le nombre présumé des veuves et des orphelins, vous aurez un gramme cinq cent cinquante-cinq milligrammes de tripes par tête. Il n’en reste pas seulement six cent quarante sept dix-millièmes pour cet homme ; par conséquent, c’est un voleur ! »

Toby fut si écrasé sous ce coup d’assommoir, qu’il vit, sans le moindre regret, l’alderman achever lui-même le reste des tripes. C’était toujours cela qu’il aurait de moins sur la conscience.

« Et vous, qu’est-ce que vous dites ? demanda l’alderman d’un ton goguenard au monsieur à la figure rubiconde et à l’habit bleu. Vous avez entendu notre ami Filer. À vous, maintenant ; qu’en dites-vous ?

— Qu’est-ce qu’on peut dire ? répondit le personnage inter pellé. Que voulez-vous qu’on dise ? Qui peut s’intéresser à un pareil magot (il voulait parler de Trotty) ? les temps sont si dégénérés. Regardez-le ; le bel objet ! Ah ! le bon vieux temps, le bon vieux temps ! le grand, le noble, le généreux bon vieux temps ! C’est alors qu’on pouvait voir une race de paysans robustes, et le reste ; parlez-moi de cela ; tandis qu’aujourd’hui il n’y a plus rien. Ah ! s’écrie le monsieur à la figure rubiconde avec un gros soupir ; le bon vieux temps, le bon vieux temps ! »

Il ne prit pas la peine de spécifier à quels siècles en particulier il faisait allusion ; et il ne dit pas non plus si les reproches qu’il adressait au temps présent provenaient d’une conviction désintéressée que ce siècle-ci n’avait rien produit de très-remarquable en le produisant lui-même.

« Le bon vieux temps, le bon vieux temps ! répétait-il. Quel temps c’était ! le vrai temps, le seul, le seul ; d’ailleurs ne me parlez pas des autres, pas plus que des gens de ce temps-pi.