Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/150

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des soupçons ? Oui, que j’lui dis ; et même qu’j’en ai encore. I secoue la tête, et i me demande à propos de quoi ?

T’as joué un vilain jeu, que j’lui dis. I secoue la tête pus fort, et m’dit : t’as raison, un vilain jeu en effet ; c’était pour avoir son argent ; ne m’trahis pas, Riderhood. Et v’là tout, gouverneur ; ce sont ben ses propres mots. »

Le bruit que faisait la cendre, en tombant du foyer, rompait seul le profond silence qui succéda à ces paroles. Riderhood en profita pour se frotter la tête, le cou et la figure avec sa casquette noyée, ce qui fut loin d’améliorer son aspect.

« Savez-vous autre chose ? demanda enfin Mortimer.

— Su lui, qu’vous voulez dire ?

— Sur l’affaire en général.

— J’veux être béni si j’vous comprends, mes gouverneurs. » Il s’adressait à tous les deux pour se les rendre propices, bien qu’un seul eût parlé. « Voyons, est-ce que ça ne suffit pas ?

— L’avez-vous questionné ? reprit Mortimer. Lui avez-vous demandé où le crime avait été commis ? quand et comment il l’avait fait ?

— Est-c’que j’y ai seulement pensé, lawyer Lightwood ? J’avais la tête si troublée que j’aurais pas voulu en savoir davantage, ni l’entend’ une seconde fois ; pas même pour la somme que j’vas gagner à la sueur de mon front. C’était fini entre nous, vous sentez ben ; pus d’marché, pus d’connaissance. J’pouvais pas défaire c’qui avait eu lieu dans le temps ; mais quand i s’est mis à prier et à supplier : « J’te l’demande à genoux, mon camarade, n’te sépare pas de moi. » J’y ai répondu : « N’aie jamais l’front de reparler à Roger Riderhood, pas même d’le regarder en face. » Et depuis ce jour-là quand je l’aperçois, j’m’en vas d’un autre côté. »

Ayant d’un geste envoyé ces paroles aussi loin et aussi haut que possible, Riderhood se versa un troisième verre de vin sans qu’on l’y invitât, et parut le chiquer, d’abord à droite, ensuite à gauche, tandis qu’ayant à la main son verre à moitié vide, il regardait furtivement les bougies.

Mortimer lança un coup d’œil à Eugène ; mais celui-ci avait les yeux rivés sur la table et ne parut pas s’en apercevoir.

« Vous avez gardé longtemps le secret, » reprit Mortimer en se tournant vers l’honnête homme.

Riderhood mâcha une dernière fois son vin, et l’ayant avalé, répondit en soupirant :

« Des sièc’, gouverneur !

— Pourquoi n’avoir rien dit à l’époque où s’instruisait l’affaire ? alors que la police était sur pied, que le gouvernement donnait