Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/256

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laisse aller Georgiana, comme s’il ouvrait la porte d’une cage, et miss Podsnap sort de la salle accompagnée de Sophronia.

Le café est servi au salon. Alfred, qui a l’œil sur Fledgeby, lui montre que miss Podsnap a vidé sa tasse, et qu’il faut aller l’en débarrasser. Cet exploit est non-seulement accompli avec succès, mais enjolivé d’une remarque originale, à savoir : que le thé vert est considéré comme excitant. Ce qui fait émettre à Georgiana ce balbutiement irréfléchi : « En vérité ! comment cela se fait-il ? » Problème que Fascination n’est pas disposé à résoudre.

On annonce que la voiture est prête.

« Ne faites pas attention à moi, miss Fledgeby, s’écrie Sophronia ; j’ai les mains occupées par ma robe et mon manteau ; prenez ma chère fille. »

Et Fledgeby donne le bras à miss Podsnap. Missis Lammle vient après ; mister Lammle ferme la marche, et les suit de l’air farouche d’un conducteur de troupeau. Mais, une fois dans la loge, il est d’une verve étincelante, et engage avec sa femme, au nom de Georgiana et de Fledgeby, une conversation ingénieuse. Ils sont ainsi placés : missis Lammle, Fascination, miss Podsnap, mister Lammle. Sophronia fait à son voisin différentes questions qui n’exigent pour réponse que des monosyllabes. Alfred agit de même à l’égard de la jeune miss. Parfois Sophronia se penche au bord de la loge, et s’adresse à mister Lammle :

« Cher Alfred, mister Fledgeby me fait remarquer très-justement, à propos de la dernière scène, que la véritable constance n’a pas besoin des stimulants qu’on lui donne au théâtre.

— Mais, cher trésor, répond Alfred, cette jeune fille, ainsi que Georgiana me le faisait observer, n’a pas de motif suffisant pour croire à l’amour du gentleman.

— Elle a raison, cher Alfred ; mais mister Fledgeby lui répond telle chose.

— Fort bien, reprend mister Lammle ; mais Georgiana lui dit avec finesse… etc. »

Moyennant ce procédé, les deux jeunes gens ont ensemble une longue conversation, et peuvent exprimer une foule de sentiments délicats sans desserrer les lèvres, si ce n’est pour répondre de temps à autre oui et non à leurs interprètes.

Fledgeby prend congé de miss Podsnap à la portière de la voiture, et les Lammle déposent Georgiana chez elle. Pendant la route, missis Lammle a dit à plusieurs reprises, avec une malice pleine de tendresse : « Oh ! petite Georgiana ! petite Georgiana ! » C’est peu de chose, mais le ton dont ces paroles ont été prononcées ajoutait évidemment : « Vous avez fait la conquête de cet heureux Fledgeby. »