Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/307

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la roula sur la table, la frappa avec son petit poing, afin de l’aplatir ; et la fourrant avec effort dans le gousset du gilet neuf :

« Maintenant, dit-elle, écoutez bien : tout ce qu’il y a là-dedans est pour vous, Pa. Vous leur ferez des cadeaux, vous payerez des notes, vous acheterez les affaires, vous le dépenserez comme il vous plaira. Et dites-vous bien que si c’était le produit de sa cupidité, votre misérable fille n’oserait peut-être pas en disposer de la sorte. » Elle empoigna les deux bords de l’habit neuf, et y déployant tant de force que le chérubin en fut plié obliquement, elle boutonna l’habit sur le précieux gousset. Puis elle enferma ses fossettes dans les brides de son chapeau, dont elle fit le nœud d’une main savante, et ramena son père à Londres.

Arrivée à la porte de l’hôtel aristocratique, elle y adossa le chérubin, le prit tendrement par les oreilles, qui lui semblèrent deux anses très-convenables pour cet objet, et l’embrassa jusqu’à lui faire cogner sourdement la porte avec sa tête. Ceci terminé, elle lui rappela de nouveau leurs conditions, et le renvoya gaiement. Pas si gaiement, toutefois, qu’elle n’eût les yeux humides en le voyant s’éloigner dans l’ombre. Pas si gaiement, qu’elle ne dît à plusieurs reprises avant d’avoir le courage de frapper à la porte : « Ah ! pauvre père, pauvre cher petit père ! si laborieux et si misérable ! » Pas si gaiement, que le mobilier splendide ne lui parût la regarder avec impudence, et insister pour qu’elle le comparât au mobilier paternel. Pas si gaiement qu’arrivée dans sa chambre elle ne se sentît désolée, et ne se mît à fondre en larmes ; désirant parfois que le vieux boueur ne l’eût pas connue, parfois que le jeune Harmon ne fût pas mort, et vînt l’épouser. « Désirs contradictoires, se dit-elle ; mais il y a tant de contradictions dans ma vie ! Mes goûts et ma fortune sont tellement opposés, que je ne peux pas être conséquente. »


IX

TESTAMENT DE L’ORPHELIN


Le lendemain matin de bonne heure, le secrétaire, plongé dans l’affreux marais, était à travailler, lorsqu’on vint lui dire qu’un jeune homme appelé Salop attendait dans le vestibule. Avant