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L’AMI COMMUN.

derrière lui ; et il entendit les pas de l’homme à la lettre qui cherchait à le rejoindre. Ce dernier paraissait ivre ; et tomba sur le maître de pension, plutôt qu’il ne le toucha :

« Scusez-moi, lui dit-il ; mais p’t’êt’ ben qu’vous connaissez c’t aut’ gouverneur.

— Qui cela ? demanda Bradley.

— C’t’ aut’ gouverneur, répéta l’homme en jetant le pouce de sa main droite par-dessus son épaule.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Regardez ben, reprit l’homme en accrochant sa phrase sur les doigts de sa main gauche avec l’index de sa main droite. Y a là deux gouverneurs ; un et un ça fait deux : Lawyer Lightwood, mon premier doigt, ça fait un ; eh ! ben l’aut’, mon second doigt, l’connaissez-vous ?

— Assez pour ce que j’en veux faire, répondit Bradley en fronçant les sourcils, et en regardant au loin dans l’obscurité.

— Hourrarh ! s’écria l’homme, hourrarh ! troisième gouverneur ! j’suis de vot’avis.

— Ne criez pas comme cela, dit Bradley.

— V’là ce que c’est, reprit le porteur de la lettre, dont la voix enrouée devint confidentielle, c’t’aut’ gouverneur est toujours à se moquer de moi, pace que, voyez-vous, j’suis un honnête homme, c’qu’i n’est pas, lui ; j’suis un honnête homme qui gagne son pain à la sueur de son front, une chose qu’i n’fera jamais.

— Que voulez-vous que cela me fasse ?

— C’t’aut’ gouverneur… dam ! poursuivit l’homme d’un ton blessé, si vous n’tenez pas à ce qu’on vous en dise pus long, c’est très-facile ; mais vous avez ben fait voir que c’n’est pas un d’vos amis. Après ça, moi, j’n’impose à personne ma société, pas pus qu’mon opinion. J’suis un honnête homme, v’là c’que j’suis. Qu’on m’mène devant un juge, n’importe lequel, et j’dirai : « Milord, j’suis un honnête homme. » Qu’on me mette dans le banc aux témoins, n’importe pas où, et je dirai la même chose, et je baiserai le livre ; j’baiserai pas ma manche, j’baiserai l’livre. »

Ce fut moins par égard pour ces protestations que par besoin de saisir tout ce qui pouvait se rapporter à l’objet de sa haine, que Bradley répondit : « Je n’avais pas l’intention de vous blesser ; vous parliez trop haut, voilà tout ; continuez, je ne voulais pas vous interrompre.

— Voyez-vous, répliqua l’honnête homme d’une voix attendrie et mystérieuse, j’sais c’que c’est que d’parler haut, et c’que c’est que d’parler bas. Je vas donc le faire, naturellement. C’serait assez drôle si je n’le faisais pas, vu que j’m’appelle Roger