Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/294

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
290
L’AMI COMMUN.

la sienne en sens contraire, les mains derrière le dos, et son projet dans la tête. Il repassa devant les moutons, devant la haie par-dessus laquelle il avait regardé, arriva à portée des bruits de la foire, et se dirigea vers le pont. L’auberge où il était descendu était bien de son côté ; mais il avait besoin de solitude. Sachant que l’autre rive était déserte, il s’y rendit d’un pas rapide, et se remit à flâner, tantôt regardant les étoiles qui semblaient s’allumer dans le ciel une à une, tantôt regardant la rivière où ces mêmes étoiles semblaient s’allumer au fond de l’eau. Une escale, abritée par un saule, et un léger canot qui s’y trouvait amarré, appelèrent son attention. L’ombre y était si épaisse, qu’il ne distingua pas d’abord le batelet ; il s’arrêta pour voir ce que cela pouvait être ; puis il poursuivit sa promenade.

Le mouvement continu de la rivière semblait provoquer un mouvement analogue dans son esprit troublé ; il aurait voulu endormir ses pensées, en arrêter le cours ; mais elles lui échappaient, et suivaient toutes la même pente avec une force irrésistible. Ainsi que les ondes, qui, çà et là, apparaissaient tout à coup sous la lune avec une forme nouvelle et de nouveaux murmures, quelques-unes de ses réflexions surgissaient tout à coup et révélaient leur perversité. « Ni mariage, ni départ ; cela ne se discute même pas. »

Il avait été assez loin, et pensa qu’il fallait rentrer. Avant de reprendre la route qu’il venait de suivre, il s’arrêta au bord de l’eau pour admirer la nuit qui s’y réfléchissait. Tout à coup l’image se tordit avec un effroyable craquement, des flammes jaillirent dans l’air, et les étoiles, la lune se détachèrent du ciel. Était-ce la foudre qui l’avait frappé ?

N’ayant à cet égard qu’une idée confuse, il se retourna sous les coups qui l’aveuglaient, et lutta avec un homme qu’il saisit par une cravate rouge, à moins que le sang qui l’inondait ne la lui fît voir de cette couleur.

Eugène était souple et vigoureux, adroit à tous les exercices du corps, mais ses bras étaient paralysés ; il ne put que s’attacher à cet homme, et s’y cramponna, la tête rejetée en arrière, de telle sorte qu’il ne vit que le ciel qui tournoyait et s’agitait au-dessus de lui. Enfin il tomba sur la rive, entraînant le meurtrier dans sa chute. Il y eut alors un nouveau craquement, puis de l’eau qui jaillissait, et tout fut terminé.

Fuyant aussi le bruit du village, surtout les gens qui vont et viennent dans les rues, Lizzie a longé la rivière jusqu’à ce qu’elle eût séché ses pleurs, et se fût composé une figure qui empêchât qu’on ne la crût malade, ou qu’on ne devinât sa tristesse. N’ayant ni reproche à s’adresser, ni mauvaise intention à