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L’AMI COMMUN.

leuse de quoi s’acheter un deuil très-simple. Assis auprès d’elle, le vieux Juif, tout en l’aidant de son mieux dans ses petits travaux, l’écoutait parler du défunt, et se demandait si réellement elle oubliait que le mort était son père.

« Mon pauvre enfant ! disait-elle, si on l’avait mieux élevé, il aurait été meilleur. Ce n’est pas que je me le reproche, je crois que ce n’est pas ma faute.

— Non, ma Jenny, vous pouvez en être sûre.

— Merci, marraine ; cela me console un peu de vous entendre dire cela. Il est si difficile, voyez-vous, de bien élever un enfant quand on travaille, travaille, travaille, du matin au soir. Pauvre garçon ! il était bon ouvrier ; mais pendant le chômage, je ne pouvais pas le garder toujours auprès de moi ; il s’ennuyait, avait des impatiences, bouleversait tout dans la maison ; il fallait le laisser sortir ; et, une fois dans la rue c’était fini ; jamais il ne s’y est bien comporté. Il aurait toujours fallu l’avoir sous les yeux ; il y a beaucoup d’enfants comme cela.

— Beaucoup trop de ces vieux enfants-là, pensa le Juif.

— Est ce que je sais moi-même comment j’aurais tourné, si je n’avais pas eu le dos si malade et les jambes si faibles, continua la petite ouvrière. Ç’a été un bonheur, je n’avais qu’à travailler, moi ; et j’ai mordu à l’ouvrage. Je ne pouvais faire que ça, pas moyen de m’amuser. Mais lui, il pouvait jouer ; il ne demandait qu’à courir, le malheureux enfant ! ça l’a perdu.

— Il n’est pas le seul dont ce soit la perte, ma fille.

— Je n’en sais rien, marraine, mais il a bien souffert ; il était parfois si malade, et je lui ai dit tant d’injures ! Je ne sais pas si sa conduite (elle secoua la tête en pleurant) a été un malheur pour moi ; peut-être que non ; mais si j’ai eu à m’en plaindre, je lui pardonne bien, allez !

— Vous êtes une bonne fille, courageuse et patiente, ma Jenny.

— Oh ! patiente, non, marraine, dit-elle en haussant les épaules. Si j’avais eu de la patience, je ne lui aurais pas dit de sottises. Mais c’était pour son bien ; j’espérais le corriger ; une mère, voyez-vous, c’est responsable des torts de son enfant. J’ai essayé de le raisonner, ça n’a pas réussi ; je l’ai pris par la douceur, par les caresses, ça n’a rien fait. Alors, j’ai grondé, peut-être un peu fort ; mais c’était mon devoir ; j’avais une lourde charge. Que de reproches j’aurais à me faire, si je n’avais pas tout employé ! »

Causant ainsi, parfois d’un ton plus gai, l’industrieuse créature expédia la besogne du jour, et fit oublier les heures au vieux Juif, qui passa la nuit près d’elle. Lorsqu’elle se vit un