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L’AMI COMMUN.

par mieux le comprendre que ne le faisait Lightwood. Il arrivait fréquemment à celui-ci de se tourner vers elle, comme si elle eût été un intermédiaire entre ce monde sensible et le malheureux qui était là, privé de tout sentiment. Puis elle pansait une blessure, desserrait un appareil, changeait la position d’un oreiller, lui replaçait la tête, avec une sûreté de main, une délicatesse, qu’elle devait sans doute à l’habitude acquise dans ses travaux minuscules ; mais sa pénétration n’était pas moins grande que son adresse manuelle.

Le nom de Lizzie revenait sans cesse sur les lèvres du blessé ; jamais ceux qui le gardaient n’avaient tant souffert de leur impuissance à le comprendre. Il balançait sa pauvre tête, redisant ce nom de Lizzie avec l’impatience d’un esprit troublé, et la monotonie d’un automate. Alors même qu’il était immobile, l’œil morne et fixe, il le répétait toujours d’un ton d’avertissement et d’effroi. Quand elle était là, et qu’elle lui posait la main sur le front ou sur la poitrine, il se calmait un peu ; souvent il fermait ses paupières, et les rouvrait ensuite d’un air de connaissance ; mais leur espoir était bientôt déçu par le retour du délire.

Ce va-et-vient d’un noyé, qui remonte à la surface de l’abîme pour y plonger de nouveau, est affreux à voir ; et il arriva que cette torture fut partagée par le blessé. Le désir de parler, désir excessif, inexprimable, joint à la pensée du temps qui lui échappait, diminuait encore ses instants lucides. De même que l’homme, qui surgit du gouffre, disparaît d’autant plus vite qu’il se débat davantage, le pauvre Eugène conservait d’autant moins sa raison qu’il faisait plus d’efforts pour la retenir.

Un jour, après le départ de Lizzie qu’il n’avait pas même reconnue, il balbutia le nom de Mortimer.

« Je suis là, Eugène ; veux-tu quelque chose ?

— Combien cela durera-t-il, mon ami ?

— Tu ne vas pas plus mal, répondit Lightwood en secouant la tête.

— Il n’y a pas d’espoir, je le sais bien ; mais j’ai un service à te demander ; je voudrais vivre assez longtemps pour que tu pusses me le rendre, et moi… accomplir un dernier acte. Essaye de me retenir. »

Mortimer l’encouragea, en lui disant que sa figure était meilleure, bien que déjà son regard s’éteignît.

« Empêche-moi de partir ; je m’en vais, Mortimer !

— Pas encore, Eugène ; dis-moi ce qu’il faut que je fasse.

— Retiens-moi, ne me laisse pas partir ; je m’en vais… Écoute bien… arrête-moi, arrête-moi !

— Eugène, mon pauvre ami, sois plus calme.