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achever sa phrase. S’il n’avait pas été engagé dans la discussion d’un sujet aussi intéressant que celui-là, Madame Goldstraw, en vérité, aurait pu croire que ses pensées, à lui aussi, commençaient à s’égarer.

— Si votre thé attend, monsieur… — reprit-elle, renouant poliment le fil perdu de ce bizarre entretien.

— Si mon thé ?… — répéta machinalement Wilding ; il s’éloignait de plus en plus de son déjeuner ; ses yeux se fixaient avec une curiosité croissante sur le visage de sa femme de charge. — Si mon thé !… Mon Dieu, Madame Goldstraw, quels sont donc ces allures et ce son de voix que j’ai connus et que vous me rappelez ? Ce souvenir me frappe aujourd’hui plus fortement encore que la première fois que je vous ai vue. Quel peut-il être ?

— Quel peut-il être ?… — répéta Madame Goldstraw.

Ces derniers mots, elle les avait dits de l’air d’une personne qui songeait à tout autre chose. Wilding, qui ne cessait point de l’examiner, remarqua que ses yeux erraient sans cesse du côté de la cheminée. Il les vit se fixer sur le portrait de sa mère. En même temps les sourcils de Madame Goldstraw se contractèrent légèrement comme si elle faisait à cet instant un effort de mémoire dont elle avait à peine conscience.

— Feu ma pauvre chère mère, — lui dit-il, — quand elle avait vingt-cinq ans.

Madame Goldstraw le remercia d’un geste, pour la peine qu’il venait de prendre en lui nommant l’original de cette peinture. Son visage aussitôt se rasséréna. Elle ajouta poliment que ce portrait était celui d’une bien jolie dame.