Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/62

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— Qui ? redemanda la petite Dorrit.

— Ma chère enfant, répliqua Fanny (d’un ton qui donnait à croire qu’avant la protestation de l’oncle Frédéric, elle aurait remplacé cette formule par celle de petite bête), comme tu as la conception lente ! C’est le jeune Sparkler. »

Elle ouvrit la croisée qui se trouvait de son côté et se penchant en arrière, dans une attitude indolente, le coude appuyé sur le rebord, elle s’éventa avec un riche éventail espagnol noir et or. La gondole persécutrice s’étant tout à coup élancée, et les ayant dépassées, elles purent entrevoir un moment l’œil du jeune Sparkler collé à la croisée. Fanny se mit à rire avec coquetterie en disant à sa sœur :

« As-tu jamais vu un imbécile de cette force, ma chère ?

— Crois-tu qu’il ait l’intention de nous suivre ainsi jusqu’à la maison ? demanda la petite Dorrit.

— Ma précieuse enfant, répondit Fanny, je ne sais pas au juste de quoi un idiot amoureux est capable, mais je ne serais pas étonnée le moins du monde s’il allait nous accompagner jusque chez nous. La distance n’est pas si énorme. Il n’hésiterait guère, je m’imagine à nous suivre d’un bout à l’autre de Venise, s’il meurt d’envie de me voir.

— Il en meurt donc d’envie ?

— Vraiment, ma chère, tu m’adresses là une question assez embarrassante. Je crois que oui. Tu ferais mieux de demander ces renseignements à Édouard. Si je ne me trompe, Sparkler l’a pris pour son confident. Il paraît que le malheureux donne la comédie au Casino et ailleurs à force de parler de moi. Mais tu feras mieux de te renseigner auprès d’Édouard, si cela t’intéresse.

— Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas songé à nous faire une visite, remarqua la petite Dorrit après un moment de réflexion.

— Ma chère, ta surprise cessera bientôt, pour peu que je sois bien informée. Je ne serais pas étonnée qu’il vînt nous rendre visite aujourd’hui même. Je soupçonne qu’il serait venu plus tôt s’il en avait eu le courage.

— Le verras-tu ?

— Ma foi, ma chère, cela dépend. Je ne suis pas décidée. Tiens, le voilà qui repasse. Regarde-le donc… Nicodème, va ! »

Le fait est que M. Sparkler, dont l’œil collé à la vitre aurait pu passer pour un défaut dans le verre, et qui arrêtait sa barque sans motif apparent, n’avait pas du tout l’air d’un homme de génie.

« Tu me demandes si je le verrai, ma chère, continua Fanny dont la pose calme, gracieuse et indifférente eût été digne de Mme  Merdle elle-même, qu’entends-tu par là ?

— J’entends… je crois que j’ai voulu te demander quelles sont tes intentions, chère Fanny ? »

Fanny se mit encore à rire d’un rire à la fois affable et malin, et elle répondit en passant le bras autour de la taille de sa sœur d’un air enjoué et affectueux :