Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/100

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bascule ne s’élève qu’à quelques pouces de terre pour être en proportion avec lui, de même que les chevaux d’Irlande sont faits pour les Irlandais. Dès mon enfance, j’avais eu à soutenir une guerre perpétuelle contre l’injustice : je m’étais aperçu, depuis le jour où j’avais pu parler, que ma sœur, dans ses capricieuses et violentes corrections, était injuste pour moi ; j’avais acquis la conviction profonde qu’il ne s’ensuivait pas, de ce qu’elle m’élevait à la main, qu’elle eût le droit de m’élever à coups de fouet. Dans toutes mes punitions, mes jeûnes, mes veilles et autres pénitences, j’avais nourri cette idée, et, à force d’y penser dans mon enfance solitaire et sans protection, j’avais fini par me persuader que j’étais moralement timide et très-sensible.

À force de me heurter contre le mur de la brasserie et de m’arracher les cheveux, je parvins à calmer mon émotion ; je passai alors ma manche sur mon visage et je quittai le mur où je m’étais appuyé. Le pain et la viande étaient très-acceptables, la bière forte et pétillante, et je fus bientôt d’assez belle humeur pour regarder autour de moi.

Assurément c’était un lieu abandonné. Le pigeonnier de la cour de la brasserie était désert, la girouette avait été ébranlée et tordue par quelque grand vent, qui aurait fait songer les pigeons à la mer, s’il y avait eu quelques pigeons pour s’y balancer ; mais il n’y avait plus de pigeons dans le pigeonnier, plus de chevaux dans les écuries, plus de cochons dans l’étable, plus de bière dans les tonneaux ; les caves ne sentaient ni le grain ni la bière ; toutes les odeurs avaient été évaporées par la dernière bouffée de vapeur. Dans une ancienne cour, on voyait un désert de fûts vides, répandant une certaine odeur âcre, qui rappelait de meilleurs jours ;