Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/113

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ver aux oreilles de ta sœur. Écoute, mon petit Pip, ce que va te dire un véritable ami, si tu ne réussis pas à n’être plus commun, en allant tout droit devant toi, il ne faut pas songer que tu pourras le faire en allant de travers. Ainsi donc, mon petit Pip, ne dis plus de mensonges, vis bien et meurs en paix.

— Tu ne m’en veux pas, Joe ?

— Non, mon petit Pip, non ; mais je ne puis m’empêcher de penser qu’ils étaient joliment audacieux, ces chiens qui voulaient manger les côtelettes de veau, et un ami qui te veut du bien te conseille d’y penser quand tu monteras te coucher ; voilà tout, mon petit Pip, et ne le fais plus. »

Quand je me trouvai dans ma petite chambre, disant mes prières, je n’oubliai pas la recommandation de Joe ; et pourtant mon jeune esprit était dans un tel état de trouble, que longtemps après m’être couché, je pensais encore comment miss Estelle considèrerait Joe, qui n’était qu’un simple forgeron : et combien ses mains étaient rudes, et ses souliers épais ; je pensais aussi à Joe et à ma sœur, qui avaient l’habitude de s’asseoir dans la cuisine, et je réfléchissais que moi-même j’avais quitté la cuisine pour aller me coucher ; que miss Havisham et Estelle ne restaient jamais à la cuisine ; et qu’elles étaient bien au-dessus de ces habitudes communes. Je m’endormis en pensant à ce que j’avais fait chez miss Havisham, comme si j’y étais resté des semaines et des mois au lieu d’heures, et comme si c’eût été un vieux souvenir au lieu d’un événement arrivé le jour même.

Ce fut un jour mémorable pour moi, car il apporta de grands changements dans ma destinée ; mais c’est la même chose pour chacun. Figurez-vous un certain jour retranché dans votre vie, et pensez combien elle aurait