Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/148

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brassait avec amour et lui murmurait dans l’oreille quelque chose qui sonnait comme ceci : « Désespérez-les tous, mon orgueil et mon espoir !… désespérez-les tous sans remords ! »

Il y avait une chanson dont Joe se plaisait à fredonner des fragments pendant son travail, elle avait pour refrain : le vieux Clem. C’était, à vrai dire, une singulière manière de rendre hommage à un saint patron ; mais, je crois bien que le vieux Clem lui-même ne se gênait pas beaucoup avec ses forgerons. C’était une chanson qui imitait le bruit du marteau sur l’enclume ; ce qui excusait jusqu’à un certain point l’introduction du nom vénéré du vieux Clem. À la fin, on devait frapper son voisin d’un coup de poing en criant : « Battez, battez vieux Clem !… Soufflez, soufflez le feu, vieux Clem !… Grondez plus fort, élancez-vous plus haut ! » Un jour, miss Havisham me dit, peu après avoir pris place dans sa chaise roulante, et en agitant ses doigts avec impatience :

« Là !… là !… là !… chante… »

Je me mis à chanter tout en poussant la machine. Il arriva qu’elle y prît un certain goût, et qu’elle répéta tout en roulant autour de la grande table et de l’autre chambre. Souvent même Estelle se joignait à nous ; mais nos accords étaient si réservés, qu’à nous trois nous faisions moins de bruit dans la vieille maison que le plus léger souffle du vent.

Qu’allais-je devenir avec un pareil entourage ? Comment empêcher son influence sur mon caractère ? Faut-il s’étonner si, de même que mes yeux, mes pensées étaient éblouies quand je sortais de ces chambres obscures pour me retrouver dehors à la clarté du jour ?

Peut-être me serais-je décidé à parler à Joe du jeune