Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/149

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homme pâle, si je ne m’étais pas lancé d’abord dans ce dédale d’exagérations monstrueuses que j’ai déjà avouées. Je sentais parfaitement que Joe ne manquerait pas de voir dans ce jeune homme pâle un voyageur digne de monter dans le carrosse en velours noir. En conséquence je gardai sur lui le silence le plus profond. D’ailleurs, la frayeur qui m’avait saisi tout d’abord en voyant miss Havisham et Estelle se concerter, ne faisait qu’augmenter avec le temps. Je ne mis donc toute ma confiance qu’en Biddy, et c’est à elle seule que j’ouvris mon cœur. Pourquoi me parut-il naturel d’agir ainsi, et pourquoi Biddy prenait-elle un intérêt si grand à tout ce que je lui disais ? Je l’ignorais alors, bien que je pense le savoir aujourd’hui.

Pendant ce temps, les conciliabules allaient leur train dans la cuisine du logis, et mon pauvre esprit était agité et aigri des ennuis et des désagréments qui en résultaient toujours. Cet âne de Pumblechook avait coutume de venir le soir pour causer de moi et de mon avenir avec ma sœur, et je crois réellement (avec moins de repentir que je n’en devrais éprouver) que si alors j’avais pu ôter la clavette de l’essieu de sa voiture, je l’eusse fait avec plaisir. Ce misérable homme était si borné et d’une faiblesse d’esprit telle qu’il ne pouvait parler de moi et de ce que je deviendrais sans m’avoir devant lui, comme si cela eût pu y faire quelque chose, et il m’arrachait ordinairement de mon escabeau (en me tirant par le collet de ma veste) et me faisait quitter le coin où j’étais si tranquille, pour me placer devant le feu comme pour me faire rôtir. Il commençait ainsi en s’adressant à ma sœur :

« Voici un garçon, ma nièce, un garçon que vous avez élevé à la main. Tiens-toi droit, mon garçon, relève la tête et ne sois pas ingrat pour eux, comme tu