Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/179

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— Non, miss Havisham ; je voulais seulement vous apprendre que j’étais très-content de mon état, et que je vous suis on ne peut plus reconnaissant.

— Là !… là !… fit-elle en agitant avec rapidité ses vieux doigts. Viens de temps en temps, le jour de ta naissance. Ah ! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers moi avec sa chaise, tu cherches Estelle, n’est-ce pas ? »

J’avais en effet cherché si j’apercevais Estelle, et je balbutiai que j’espérais qu’elle allait bien.

« Elle est loin, dit miss Havisham, bien loin. Elle apprend à devenir une dame. Elle est plus jolie que jamais, et elle est fort admirée de tous ceux qui la voient. Sens-tu que tu l’as perdue ? »

Il y avait dans la manière dont elle prononça ces derniers mots tant de malin plaisir, et elle partit d’un éclat de rire si désagréable que j’en perdis le fil de mon discours. Miss Havisham m’évita la peine de le reprendre en me renvoyant. Quand Sarah, la femme à la tête en coquille de noix, eut refermé la porte sur moi, je me sentis plus mécontent que jamais de notre intérieur, de mon état et de toutes choses. Ce fut tout ce qui résulta de ce voyage.

Comme je flânais le long de la Grande-Rue, regardant d’un air désolé les étalages des boutiques en me demandant ce que j’achèterais si j’étais un monsieur, qui pouvait sortir de chez le libraire, sinon M. Wopsle ? M. Wopsle avait entre les mains la tragédie de George Barnwell[1], pour laquelle il venait de débourser six pence, afin de pouvoir la lire d’un bout à l’autre sans

  1. George Barnwell, tragédie bourgeoise de George Lillo, joaillier et auteur dramatique anglais, né à Londres en 1693 et mort en 1739. Fielding était un de ses amis intimes. Lillo est le créateur de la tragédie bourgeoise, genre dans lequel il a pré-