Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/228

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— Et ne penses-tu pas qu’il le sache ? » demanda Biddy.

C’était là une question bien embarrassante, car je n’y avais jamais songé, et je m’écriai sèchement :

« Biddy ! que veux-tu dire ? »

Biddy mit en pièces la feuille qu’elle tenait dans sa main, et, depuis, je me suis toujours souvenu de cette soirée, passée dans notre petit jardin, toutes les fois que je sentais l’odeur du cassis. Puis elle dit :

« N’as-tu jamais songé qu’il pourrait être fier ?

— Fier !… répétai-je avec une inflexion pleine de dédain.

— Oh ! il y a bien des sortes de fierté, dit Biddy en me regardant en face et en secouant la tête. L’orgueil n’est pas toujours de la même espèce.

— Qu’est-ce que tu veux donc dire ?

— Non, il n’est pas toujours de la même espèce, Joe est peut-être trop fier pour abandonner une situation qu’il est apte à remplir, et qu’il remplit parfaitement. À dire vrai, je pense que c’est comme cela, bien qu’il puisse paraître hardi de m’entendre parler ainsi, car tu dois le connaître beaucoup mieux que moi.

— Allons, Biddy, je ne m’attendais pas à cela de ta part, et j’en éprouve bien du chagrin… Tu es envieuse et jalouse, Biddy, tu es vexée de mon changement de fortune, et tu ne peux le dissimuler.

— Si tu as le cœur de penser cela, repartit Biddy, dis-le, dis-le et redis-le, si tu as le cœur de le penser !

— Si tu as le cœur d’être ainsi, Biddy, dis-je avec un ton de supériorité, ne le rejette pas sur moi. Je suis vraiment fâché de voir… d’être témoin de pareils sentiments… c’est un des mauvais côtés de la nature humaine. J’avais l’intention de te prier de profiter de toutes les occasions que tu pourrais avoir, après mon