Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/35

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— Ah ! ah ! reprit-il avec quelque chose comme un éclat de rire ; lui !… oui !… oui !… Il n’a pas besoin de vivres.

— Il semblait pourtant en avoir besoin, » dis-je.

L’homme cessa de manger et me regarda d’un air surpris.

« Il t’a semblé ?… Quand ?…

— Tout à l’heure.

— Où cela ?

— Là-bas !… dis-je, en indiquant du doigt ; là-bas, où je l’ai trouvé endormi ; je l’avais pris pour vous. »

Il me prit au collet et me regarda d’une manière telle, que je commençai à croire qu’il était revenu à sa première idée de me couper la gorge.

« Il était habillé tout comme vous, seulement, il avait un chapeau, dis-je en tremblant, et… et… (j’étais très-embarrassé pour lui dire ceci) et… il avait les mêmes raisons que vous pour m’emprunter une lime. N’avez-vous pas entendu le canon hier soir ?

— Alors on a tiré ! se dit-il à lui-même.

— Je m’étonne que vous ne le sachiez pas, repris-je, car nous l’avons entendu de notre maison, qui est plus éloignée que cet endroit ; et, de plus, nous étions enfermés.

— C’est que, dit-il, quand un homme est dans ma position, avec la tête vide et l’estomac creux, à moitié mort de froid et de faim, il n’entend pendant toute la nuit que le bruit du canon et des voix qui l’appellent… Écoute ! Il voit des soldats avec leurs habits rouges, éclairés par les torches, qui s’avancent et vont l’entourer ; il entend appeler son numéro, il entend résonner les mousquets, il entend le commandement : en joue !… Il entend tout cela, et il n’y a rien. Oui… je les ai vus me poursuivre une partie de la nuit,