Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/364

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jourd’hui, vous serez mon page ; donnez-moi votre épaule. »

Sa belle robe avait traîné à terre, elle la relevait alors d’une main et de l’autre me touchait légèrement l’épaule en marchant. Nous fîmes encore deux ou trois tours dans ce jardin abandonné, qui pour moi paraissait tout en fleurs. Les végétations jaunes et vertes qui sortaient des fentes du vieux mur eussent-elles été les fleurs les plus belles et les plus précieuses, qu’elles ne m’eussent pas laissé un plus charmant souvenir.

Il n’y avait pas entre nous assez de différence d’années pour l’éloigner de moi : nous étions presque du même âge, quoi que bien entendu elle parût plus âgée que moi ; mais l’air d’inaccessibilité que lui donnaient sa beauté et ses manières me tourmentait au milieu de mon bonheur ; cependant, j’avais l’assurance intime que notre protectrice nous avait choisis l’un pour l’autre. Malheureux garçon !

Enfin, nous rentrâmes dans la maison et j’appris avec surprise que mon tuteur était venu voir miss Havisham pour affaires, et qu’il reviendrait dîner. Les vieilles branches des candélabres de la chambre avaient été allumées pendant notre absence, et miss Havisham m’attendait dans son fauteuil.

Je dus pousser le fauteuil comme par le passé, et nous commençâmes notre lente promenade habituelle autour des cendres du festin nuptial. Mais dans cette chambre funèbre, avec cette image de la mort, couchée dans ce fauteuil et fixant ses yeux sur elle, Estelle paraissait plus belle, plus brillante que jamais, et je tombai sous un charme encore plus puissant.

Le temps s’écoula ainsi, l’heure du dîner approchait, et Estelle nous quitta pour aller à sa toilette. Nous nous étions arrêtés près du centre de la longue table