Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/39

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Joe, qui s’était aventuré dans la cuisine après moi, pensant que la poussière était tombée, se frottait le nez avec un petit air de conciliation pendant que sa femme avait les yeux sur lui ; dès qu’elle les eut détournés, il mit en croix ses deux index, ce qui signifiait que Mrs Joe était en colère[1]. Cet état était devenu tellement habituel, que Joe et moi nous passions des semaines entières à nous croiser les doigts, comme les anciens croisés croisaient leurs jambes sur leurs tombes.

Nous devions avoir un dîner splendide, consistant en un gigot de porc mariné aux choux et une paire de volailles rôties et farcies. On avait fait la veille au matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait qu’on n’eût pas encore découvert la disparition du hachis), et le pudding était en train de bouillir. Ces énormes préparatifs nous forcèrent, avec assez peu de cérémonie, à nous passer de déjeuner.

« Je ne vais pas m’amuser à tout salir, après avoir tout nettoyé, tout lavé comme je l’ai fait, dit Mrs Joe, je vous le promets ! »

On nous servit donc nos tartines dehors, comme si, au lieu d’être deux à la maison, un homme et un enfant, nous eussions été deux mille hommes en marche forcée ; et nous puisâmes notre part de lait et d’eau à même un pot sur la table de la cuisine, en ayant l’air de nous excuser humblement de la grande peine que nous lui donnions. Cependant Mrs Joe avait fait voir le jour à des rideaux tout blancs et accroché un volant à fleurs tout neuf au manteau de la cheminée, pour remplacer l’ancien ; elle avait même découvert tous les

  1. Jeu de mot impossible à rendre exactement « Cross » — signifie : « croix » et aussi « contrariant, hostile, furieux, de mauvaise humeur. » En mettant ses doigts en croix, Joe indiquait à Pip l’humeur de Mrs Joe.