Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/48

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Mais tout ce que j’endurais pendant ce temps n’est rien auprès des affreux tourments qui m’assaillirent, lorsque fut rompu le silence qui avait succédé au récit de ma sœur, silence pendant lequel chacun m’avait regardé, comme j’en avais la triste conviction, avec horreur et indignation.

« Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet de conversation, le porc… bouilli… est un excellent manger, n’est-ce pas ?

— Un peu d’eau-de-vie, mon oncle ? » dit ma sœur.

Ô ciel ! le moment était venu ! l’oncle allait trouver qu’elle était faible ; il le dirait ; j’étais perdu ! Je me cramponnai au pied de la table, et j’attendis mon sort.

Ma sœur alla chercher la bouteille de grès, revint avec elle, et versa de l’eau-de-vie à mon oncle, qui était la seule personne qui en prît. Ce malheureux homme jouait avec son verre ; il le soulevait, le plaçait entre lui et la lumière, le remettait sur la table ; et tout cela ne faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs  Joe, et Joe lui-même faisaient table nette pour recevoir le pâté et le pudding.

Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une énergie fébrile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis enfin la misérable créature porter le verre à ses lèvres, rejeter sa tête en arrière et avaler la liqueur d’un seul trait. L’instant d’après, la compagnie était plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à ses pieds ce qu’il tenait à la main, se lever et tourner deux ou trois fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un état spasmodique épouvantable, fut pour lui l’affaire d’une seconde ; puis il se précipita dehors et nous le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents efforts