Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/115

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longs cheveux gris poussaient seulement sur les côtés ; mais je ne voyais rien qui me l’expliquât le moins du monde, au contraire. Un moment après, je le vis qui me tendait encore une fois ses deux mains.

« Que voulez-vous dire ? » demandai-je, supposant que c’était un fou.

Il cessa un instant de me regarder, et passa lentement sa main droite sur sa tête.

« C’est un grand désappointement pour un homme, dit-il d’une voix rude et cassée, qui a désiré si longtemps ce moment et qui est venu de si loin… Mais il ne faut pas vous blâmer pour cela, ni blâmer personne de nous. Je vais parler dans une demi-minute… Donnez-moi une demi-minute, s’il vous plaît. »

Il s’assit dans une chaise placée devant le feu, et se couvrit le front de sa large main calleuse. Je le regardais avec attention, et je me reculais un peu pour le voir à distance ; mais je ne le reconnaissais pas.

« Il n’y a personne ici, n’est-ce pas ? dit-il en regardant par-dessus son épaule, n’est-ce pas ?

— Pourquoi, vous qui m’êtes étranger et qui entrez pour la première fois chez moi, à pareille heure, pourquoi me faites-vous cette question ? lui dis-je.

— Vous êtes un malin, répondit-il en secouant la tête avec un ton d’affection que je ne pouvais comprendre et qui m’exaspérait. Je suis bien aise que vous soyez devenu malin ! Mais n’essayez pas de me tromper, vous seriez fâché de l’avoir fait. »

J’abandonnai l’intention qu’il avait devinée, car je venais à ce moment de le reconnaître ! Je ne pouvais me rappeler aucun de ses traits, et pourtant je le reconnaissais ! Car si le vent et la pluie avaient chassé les années qui s’étaient écoulées depuis et dispersé tous les objets qui nous entouraient lors de notre rencontre