Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/125

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— Mon ami et mon camarade, dis-je, est absent, vous prendrez sa place.

— Il ne va pas revenir demain, n’est-ce pas ?

— Non, dis-je en répondant machinalement malgré les efforts extrêmes que je faisais, non, pas demain.

— Parce que, voyez-vous, mon cher enfant, dit-il en baissant la voix et posant un long doigt sur ma poitrine pour mieux m’impressionner, il faut de la prudence…

— Comment dites-vous ?… de la prudence ?…

— Par Dieu ! c’est la mort !

— Comment, la mort ?

— J’ai été envoyé là-bas pour la vie, c’est la mort quand on en revient ; il en est revenu beaucoup depuis quelques années, et je serais certainement pendu si j’étais pris. »

Cela suffisait… le malheureux homme, après m’avoir chargé de ses chaînes d’or et d’argent pendant des années, avait risqué sa vie pour me venir voir, et je le tenais maintenant dans mes mains ! Si je l’eusse aimé au lieu de le haïr, si j’eusse été attiré à lui par la plus forte admiration et par une affection sans bornes, au lieu de me reculer de lui avec répugnance, cela n’eût pas été si malheureux, son salut eût été la tendre et naturelle préoccupation de mon cœur.

Mon premier soin fut de fermer les volets, de façon à ce que l’on ne vît pas la lumière du dehors, et ensuite de fermer et de verrouiller la porte. Pendant que j’étais occupé de cette manière, il s’était remis à table, buvait du rhum et mangeait des biscuits. En le voyant ainsi, il me semblait voir mon forçat des marais prendre son repas ; il me semblait presque que tout à l’heure il allait se baisser pour limer sa chaîne…

Après avoir été dans la chambre d’Herbert fermer toute communication entre elle et l’escalier qui sépa-