Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/146

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de m’enrôler comme simple soldat dans un des régiments partant pour les Indes. Nul fantôme ne m’eût causé plus de terreur dans ces chambres isolées, pendant ces longues soirées et ces nuits sans fin, avec le vent qui soufflait et la pluie qui battait sans relâche la fenêtre. Un fantôme d’ailleurs n’aurait pu être arrêté et pendu à cause de moi, et la considération que cet homme pouvait l’être et la crainte qu’il le fût, n’ajoutaient pas peu à mes terreurs.

Quand il ne dormait pas, il jouait le plus souvent à une espèce de Patience très-compliquée avec un paquet de cartes toutes déchirées, qui était sa propriété, jeu que je n’avais jamais vu jusqu’alors et que je n’ai jamais revu depuis, et il marquait ses coups en fichant son coutelas dans la table ; quand il ne jouait pas, il me disait :

« Lisez-moi quelque chose… dans une langue étrangère… mon cher enfant ! »

Il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lisais, mais il se tenait devant le feu en m’examinant de l’air d’un homme qui montre un prodige, et le suivant de l’œil entre les doigts de la main avec laquelle je garantissais mon visage de l’éclat de la lumière, je le voyais faire un appel muet aux meubles et les inviter à prendre note des progrès que j’avais faits. Le savant de la légende, poursuivi par la créature difforme qu’il a eu l’impiété de créer, n’était pas plus malheureux que moi, poursuivi par la créature qui m’avait fait, et je me reculais de lui avec une répulsion d’autant plus forte qu’il m’admirait davantage et était plus épris de moi. J’insiste sur ces détails ; je le sens comme si cela avait duré une année, et cela ne dura environ que cinq jours.

J’attendais Herbert à tout moment, et je n’osais pas