Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/280

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four à chaux, je voudrais en porter deux comme cela sur mes épaules : l’on supposera, après tout, ce qu’on voudra de toi, on ne saura jamais ce que tu es devenu. »

Mon esprit suivit avec une inconcevable rapidité les conséquences d’une pareille mort : le père d’Estelle croirait que je l’avais abandonné, serait pris, et mourrait en m’accusant ; Herbert lui-même douterait de moi, quand il comparerait la lettre que je lui avais laissée avec le fait que je n’étais resté qu’un moment à la porte de miss Havisham ; Joe et Biddy ignoreraient toujours quel chagrin j’avais éprouvé cette nuit-ci. Personne ne saurait jamais ce que j’avais souffert… combien j’avais voulu être sincère… par quelle agonie j’avais passé. La mort qui se dressait devant moi était horrible ; mais bien plus horrible que la mort était la crainte de laisser de mauvais souvenirs après ma mort ; mes pensées faisaient tant de chemin, que je me croyais méprisé par les générations à naître, par les enfants d’Estelle et leurs enfants : tout cela pendant que les paroles du misérable étaient encore sur ses lèvres.

« Eh bien ! loup, dit-il, avant que je te tue comme une bête, ce que j’ai l’intention de faire, et ce pourquoi je t’ai attaché, je veux encore te bien regarder et bien m’exciter, ô mon ennemi ! »

Il me vint à l’idée de crier encore au secours, bien que personne ne connût mieux que moi la solitude du lieu, et le peu d’espoir qu’il y avait d’être entendu. Mais pendant qu’il se repaissait de ma vue, je me sentis soutenu par une haine et un mépris de lui, qui scellèrent mes lèvres. Tout bien considéré, je résolus de ne pas le menacer, et de mourir sans faire une dernière et inutile résistance. Calmé par la pensée que le reste des hommes est réduit à cette cruelle extrémité,