Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/44

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élevé dans cette étrange maison depuis l’enfance ; moi, je l’ai été. Votre jeune esprit n’a pas été aigri par leurs intrigues contre vous, on ne l’a pas étouffé sans défense, sous le masque de la sympathie et de la compassion : moi, j’ai éprouvé cela. Vous n’avez pas, petit à petit, ouvert vos grands yeux d’enfant sur toutes ces impostures : moi, je l’ai fait ! »

Estelle ne riait plus ; elle n’allait pas non plus chercher ses souvenirs dans des endroits sans profondeur. Je n’aurais pas voulu être la cause de son regard en ce moment pour toutes mes belles espérances.

« Je puis vous dire deux choses, continua Estelle : d’abord, malgré le proverbe qui dit : pierre qui roule finit par s’user, vous pouvez être certain que ces gens-là ne pourront jamais, même dans cent ans, vous pardonner sous aucun prétexte le pied sur lequel vous êtes avec miss Havisham. Ensuite, c’est à vous que je dois de les voir si occupés et si lâches sans nul résultat, et là-dessus, je vous tends la main. »

Comme elle me l’offrait franchement, car son air sombre n’avait été que momentané, je la pris et la portai à mes lèvres.

« Que vous êtes un garçon ridicule ! dit Estelle ; ne voudrez-vous donc jamais recevoir un avis ? ou embrassez-vous ma main avec les pensées que j’avais le jour où je vous laissai autrefois embrasser ma joue ?

— Quelles pensées ? dis-je.

— Il faut que je réfléchisse un moment. Des pensées de mépris pour les vils flatteurs et les intrigants.

— Si je dis oui, pourrai-je encore embrasser votre joue ?

— Vous auriez dû le demander avant de toucher ma main. Mais oui, si vous voulez. »