Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/62

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trop épuisé par la douleur pour qu’il me restât la force de frapper moi-même.

L’autre, un charpentier qui avait autrefois mangé deux oies sans boire, à la suite d’un pari, ouvrit la porte et me fit entrer dans le petit salon. M. Trabb avait accaparé la meilleure table, à laquelle il avait mis toutes les rallonges, et où il étalait une espèce de bazar de deuil, à grand renfort d’épingles également noires. Au moment de mon arrivée, il finissait d’entourer le chapeau de quelqu’un d’un long crêpe, noir comme un négrillon d’Afrique. Il tendit la main pour prendre le mien, et moi, me méprenant sur son mouvement, et troublé par la circonstance, je lui serrai les mains avec toutes les marques d’une ardente affection.

Le pauvre cher Joe, embarrassé dans un petit manteau noir, attaché par un gros nœud sous son menton, était assis tout seul à l’autre bout de la chambre, où, comme conducteur du deuil, il avait été placé par Trabb. Quand je me penchai pour lui dire :

« Cher Joe, comment vous portez-vous ? »

Il répondit :

« Pip !… mon petit Pip, vous l’avez connue lorsqu’elle était une bien belle… »

Et il saisit ma main sans rien dire de plus.

Biddy avait l’air très-propre et très-modeste dans ses vêtements noirs ; elle allait et venait tranquillement, et se rendait très-utile. Quand j’eus parlé à Biddy, j’allai m’asseoir auprès de Joe, et je commençai à me demander dans quelle partie du salon… elle… ma sœur… se trouvait. L’air du salon exhalait une odeur de gâteau ; je cherchai autour de moi la table des rafraîchissements. On ne pouvait la voir que lorsqu’on s’était habitué à l’obscurité, mais il y avait dessus un plum-cake coupé par morceaux, des oranges coupées