Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/95

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quitta pas ce ton froid qui dénotait que notre liaison nous était imposée ; par moments seulement il y avait un soudain adoucissement dans ses paroles, ainsi que dans ses manières, et elle semblait me plaindre.

« Pip !… Pip !… dit-elle un soir en s’adoucissant un peu, pendant que nous étions retirés dans l’embrasure d’une fenêtre de la maison de Richmond, ne voudrez-vous donc jamais vous tenir pour averti ?

— De quoi ?…

— De moi.

— Averti de ne pas me laisser attirer par vous, est-ce là ce que vous voulez dire, Estelle ?

— Ce que je veux dire ? Si vous ne savez pas ce que je veux dire, vous êtes aveugle. »

J’aurais pu répliquer que l’amour avait la réputation d’être aveugle ; mais par la raison que j’avais d’être toujours retenu, et ce n’était pas là la moindre de mes misères, par un sentiment qu’il n’était pas généreux à elle de m’imposer quand elle savait qu’elle ne pouvait se dispenser d’obéir à miss Havisham, je craignais toujours que cette certitude de sa part ne me plaçât d’une façon désavantageuse vis-à-vis de son orgueil et que je ne fusse cause d’une secrète rébellion dans son cœur.

« Dans tous les cas, dis-je, je n’ai reçu d’autre avertissement que celui-ci ; car vous-même m’avez écrit de me rendre près de vous.

— C’est vrai, » dit Estelle avec ce sourire indifférent et froid qui me glaçait toujours.

Après avoir regardé un instant au dehors dans le crépuscule, elle continua :

« Miss Havisham désire m’avoir une journée à Satis House ; vous pouvez m’y conduire et me ramener si vous le voulez. Elle préfèrerait que je ne voyageasse pas seule, et elle refuse de recevoir ma femme de