Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/96

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chambre, car elle a horreur de s’entendre adresser la parole par de telles gens. Pouvez-vous me conduire ?

— Si je puis vous conduire, Estelle !…

— Vous le pouvez ?… Alors, ce sera pour après-demain, si vous le voulez bien ; vous payerez tous les frais de ma bourse. Voilà les conditions de votre voyage avec moi.

— Et je dois obéir ? » dis-je.

Ce fut la seule invitation que je reçus pour cette visite, de même que pour toutes les autres. Miss Havisham ne m’écrivait jamais, et je n’avais seulement jamais vu son écriture. Nous partîmes le surlendemain, et nous la trouvâmes dans la chambre où je l’avais vue la première fois. Il est inutile d’ajouter qu’il n’y avait aucun changement à Satis House.

Miss Havisham fut encore plus terriblement affectueuse avec Estelle qu’elle ne l’avait été la dernière fois que je les avais vues ensemble. Je dis le mot avec intention, car il y avait positivement quelque chose de terrible dans l’énergie de ses regards et de ses embrassements. Elle mangeait des yeux la beauté d’Estelle, elle mangeait ses paroles, elle mangeait ses gestes, elle mordait ses doigts tremblants, comme si elle eût dévoré la belle créature qu’elle avait élevée.

Puis d’Estelle, elle reportait les yeux sur moi avec un regard inquisiteur, qui semblait fouiller dans mon cœur et sonder ses blessures.

« Comment agit-elle avec vous, Pip ?… Comment agit-elle avec vous ?… » me demanda-t-elle encore avec son ton brusque et sec de sorcière, même en présence d’Estelle.

Quand, le soir, nous fûmes assis devant son feu brillant, elle fut encore plus pressante. Alors, tenant la main d’Estelle, passive sous son bras et serrée dans la