Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/108

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chercher… Oh ! » Ici M. Tupman s’arrêta et serra la blanche main qui tenait l’anse de l’heureux arrosoir.

La timide héroïne détourna un peu la tête. « Les hommes sont de si grands trompeurs, objecta-t-elle faiblement.

— Oui, vous avez raison, exclama M. Tupman ; mais ils ne le sont pas tous… Il existe au moins un être qui ne changera jamais ! Un être qui serait heureux de dévouer toute son existence à votre bonheur ! Un être qui ne vit que dans vos yeux, qui ne respire que dans votre sourire ! Un être qui ne supporte que pour vous seule le pesant fardeau de la vie !

— Si l’on pouvait trouver un être semblable…

— Mais il est trouvé ! interrompit l’ardent Tupman. Il est trouvé ! Il est ici, miss Wardle ! Et avant que la dame pût deviner ses intentions, il se prosterna à ses pieds.

— Monsieur Tupman, levez-vous ! s’écria Rachel.

— Jamais ! répliqua-t-il bravement. Oh ! Rachel ! Il saisit sa main complaisante, qui laissa tomber l’arrosoir, et il la pressa sur ses lèvres. Oh ! Rachel ! dites que vous m’aimez !

— Monsieur Tupman, murmura la ci-devant jeune personne en tournant la tête, j’ose à peine vous répondre… mais… vous ne m’êtes pas tout à fait indifférent. »

Aussitôt que M. Tupman eut entendu ce doux aveu, il s’empressa de faire ce que lui inspirait son émotion enthousiaste, et ce que tout le monde fait dans les mêmes circonstances (à ce que nous croyons du moins, car nous sommes peu familiarisé avec ces sortes de choses), il se leva précipitamment, jeta ses bras autour du cou de la tendre demoiselle, et imprima sur ses lèvres de nombreux baisers. Après une résistance convenable, elle se soumit à les recevoir si passivement qu’on ne saurait dire combien M. Tupman lui en aurait donné, si elle n’avait pas tressailli tout d’un coup, sans aucune affectation, cette fois, et ne s’était pas écriée d’une voix effrayée : « Monsieur Tupman ! on nous voit ! Nous sommes perdus ! »

M. Tupman se retourna. Le gros joufflu était derrière lui, parfaitement immobile, braquant sur le berceau ses gros yeux circulaires, nais avec un visage si dénué d’expression, que le plus habile physionomiste n’aurait pu y découvrir de traces d’étonnement, de curiosité, ni d’aucune des passions connues qui agitent le cœur humain. M. Tupman regarda le gros joufflu, et le gros joufflu regarda M. Tupman ; et plus M. Tupman étudiait la complète torpeur de sa physionomie, plus il demeurait convaincu que le somnolent jeune homme n’avait pas vu