Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/305

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n’était plus qu’un cadavre, et appela Dieu à témoin du serment effroyable qu’il faisait de venger la mort de sa femme et de son enfant ; de dévouer le reste de son existence à ce seul but ; d’obtenir une vengeance prolongée et terrible ; de nourrir une haine éternelle, inextinguible, et d’en poursuivre l’objet à travers le monde entier.

Un désespoir surnaturel, une rage démoniaque avaient fait de si affreux ravages sur sa figure, dans cette seule nuit, que le lendemain matin ses compagnons se reculaient avec effroi lorsqu’il passait auprès d’eux. Ses yeux étaient lourds et sanglants, son visage cadavéreux, son corps voûté comme par l’âge. Dans la violence de ses angoisses mentales, il avait mordu sa lèvre inférieure, et le sang, coulant de la blessure, avait souillé son menton, sa cravate, sa chemise. Pas une larme, pas un soupir, pas une plainte ne lui échappait ; mais l’égarement de ses regards, l’irrégularité de ses pas, tandis qu’il arpentait la cour, toute sa contenance, enfin, révélait la fièvre qui le dévorait intérieurement.

Il était nécessaire que le corps de sa femme fût enlevé sans délai de la prison. Il en reçut l’avis avec calme et en reconnut la convenance. Presque tous les prisonniers s’étaient assemblés pour voir cet enlèvement. Ils se rangèrent des deux côtés lorsque George Heyling parut. Il s’avança d’un pas précipité ; il se plaça dans un petit espace grillé, auprès de la porte d’entrée : la foule s’en retira par un sentiment instinctif de délicatesse. Bientôt le cercueil grossier descendit, porté lentement sur les épaules de quatre hommes. Un silence de mort l’accueillit, rompu seulement par les lamentations des femmes et par le bruit des pieds des porteurs sur le pavé. Quand ils atteignirent le lieu où se tenait l’époux délaissé, ils s’arrêtèrent. Il étendit sa main sur la bière, et arrangeant machinalement le drap qui la couvrait, il leur fit signe de continuer. Les guichetiers, sous le portique, ôtèrent leurs chapeaux ; le cercueil passa ; la porte pesante se referma par derrière. Heyling regarda d’un air distrait la foule dont il était entouré, et se laissa tomber lourdement sur la terre.

Pendant plusieurs semaines, on fut obligé de le veiller nuit et jour ; mais dans les plus violentes rêveries de la fièvre, il ne perdit pas la conscience de ses malheurs, ni le souvenir du vœu qu’il avait fait. Des lieux, des scènes, des événements divers, se succédaient devant ses yeux avec la rapidité confuse du délire ; et pourtant tous ses rêves étaient liés, en quel-