Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/386

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tre-balancer l’absence d’une poignée : enfin, tous ces objets étaient arrangés avec un soin et une symétrie qui semblaient indiquer que l’homme au nez rouge, quel qu’il fût, n’avait pas l’intention de s’en aller de sitôt.

Pour lui rendre justice, il faut convenir que s’il avait eu cette intention, il eût fait preuve de bien peu d’intelligence ; car, à en juger par les apparences, il aurait fallu qu’il possédât un cercle de connaissances bien désirable, pour pouvoir raisonnablement espérer s’installer ailleurs plus confortablement. Le feu flambait joyeusement sous l’influence du soufflet, et la bouilloire chantait gaiement sous l’influence de l’un et de l’autre ; sur la table était disposé tout l’appareil du thé : un plat de rôties beurrées chauffait doucement devant le foyer, et l’homme au nez rouge, armé d’une longue fourchette, s’occupait activement à transformer de larges tranches de pain en cet agréable comestible. Auprès de lui était un verre d’eau et de rhum brûlant, dans lequel nageait une tranche de limon ; et chaque fois qu’il se baissait pour amener les tartines de pain auprès de son œil, afin de juger comment elles rôtissaient, il sirotait une goutte ou deux de grog, et souriait en regardant la dame à la puissante encolure, qui soufflait le feu.

La contemplation de cette scène confortable avait tellement absorbé les facultés pensantes de Sam, qu’il laissa passer sans y faire attention les premières interrogations de l’hôtesse, qui fut obligée de les répéter trois fois, sur un ton de plus en plus aigre, avant qu’il s’aperçût de l’inconvenance de sa conduite.

« Le gouverneur y est-il ? demanda-t-il enfin.

— Non, il n’y est pas, répondit Mme Weller, car la dame n’était autre que la ci-devant veuve et la seule et unique exécutrice testamentaire de feu M. Clarke. Non, il n’y est pas, et qui plus est je ne l’attends pas.

— Je suppose qu’il conduit aujourd’hui ? reprit Sam.

— Peut-être que oui, peut-être que non, répliqua Mme Weller en beurrant la tartine que l’homme au nez rouge venait de faire rôtir. Je n’en sais rien, et de plus je ne m’en soucie guère. — Dites un Benedicite, monsieur Stiggins. »

L’homme au nez rouge fit ce qui lui était demandé, et attaqua aussitôt une rôtie avec une voracité sauvage.

Son apparence, dès le premier coup d’œil, avait induit Sam à suspecter qu’il voyait en lui le substitut du berger dont lui