Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/46

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et qui ne semblait déjà plus appartenir à la terre. La fièvre le dévorait.

Je pris le siége que j’avais occupé la nuit précédente. Je savais, par ce que j’avais entendu dire au médecin, qu’il était à son lit de mort ; et je restai là, durant les longues heures de la nuit, prêtant l’oreille à des sons capables d’émouvoir les âmes les plus endurcies ; c’étaient les rêveries mystérieuses d’un agonisant.

Je vis ses membres décharnés, qui peu d’heures auparavant se disloquaient pour amuser une foule rieuse, je les vis se tordre sous les tortures d’une fièvre ardente. J’entendis le rire aigu du paillasse se mêler aux murmures du moribond.

C’est une chose touchante de suivre les pensées qui ramènent un malade vers les scènes ordinaires, vers les occupations de la vie active, lorsque son corps est étendu sans force et sans mouvement devant vos yeux. Mais cette impression est infiniment plus forte quand ces occupations sont entièrement opposées à toute idée grave et religieuse. Le théâtre et le cabaret étaient les principaux sujets de divagation de ce malheureux. Dans son délire, il s’imaginait qu’il avait un rôle à jouer cette nuit même, qu’il était tard et qu’il devait quitter la maison sur-le-champ. Pourquoi le retenait-on ? pourquoi l’empêchait-on de partir ? Il allait perdre son salaire. Il fallait qu’il partît ! Non ; on le retenait ! Il cachait son visage dans ses mains brûlantes, et il gémissait sur sa faiblesse et sur la cruauté de ses persécuteurs. Une courte pause, et il braillait quelques rimes burlesques, les dernières qu’il eut apprises : tout d’un coup il se leva dans son lit, étendit ses membres de squelette et se posa d’une manière grotesque. Il était sur la scène, il jouait son rôle. Encore un silence, et il murmura le refrain d’une autre chanson. Enfin, il avait regagné son café chantant ! Comme la salle était chaude ! Il avait été malade, très malade ; mais maintenant il allait bien, il était heureux ! Remplissez mon verre ! Qui est-ce qui le brise entre mes lèvres ? C’était le même persécuteur qui l’avait poursuivi. Il retomba sur son oreiller et poussa de sourds gémissements. Après un court intervalle d’oubli, il se retrouva errant dans un labyrinthe inextricable de chambres obscures, dont les voûtes étaient si basses qu’il lui fallait quelquefois se traîner sur ses mains et sur ses genoux pour pouvoir avancer. Tout était rétréci et menaçant ; et de quelque côté qu’il se tournât, un nouvel obstacle s’opposait à son passage. Des reptiles immondes