Page:Dickens - Magasin d Antiquités, trad Des Essarts, Hachette, 1876, tome 1.djvu/153

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de l’ennemi de l’humanité, selon qu’il jugeait que la récolte des gros sous serait abondante ou chétive. Quand tout était ramassé jusqu’au dernier liard, notre homme reprenait son fardeau, et l’on se remettait en chemin.

Parfois il leur arrivait de jouer pour acquitter le péage, soit sur un pont, soit sur un bac. Une fois, entre autres, ils firent leur exhibition devant un tourniquet pour obéir au désir particulier du collecteur, qui, s’étant enivré dans sa solitude, n’offrit rien moins qu’un schelling afin d’avoir une représentation à lui tout seul. Il y eut un petit endroit d’assez flatteuse apparence où leurs espérances éprouvèrent un triste échec, parce qu’un petit bonhomme de bois, représentant un de leurs personnages favoris avec des galons dorés sur son habit, fut considéré comme une critique injurieuse dirigée contre le bedeau, et, pour ce motif, les autorités locales forcèrent acteurs et directeurs, l’un portant l’autre, à faire prompte retraite. Heureusement, ce n’était pas l’ordinaire ; en général, ils étaient bien reçus, et rarement quittaient-ils une ville sans entraîner sur leurs talons une troupe de gamins déguenillés qui couraient après eux avec des cris d’admiration.

Ils avaient fait une bonne course malgré ces haltes, et se trouvaient encore sur la route au moment où la lune commença à briller dans le ciel. Short trompait le temps avec des chansons et des plaisanteries, et voyait tout par le meilleur côté. Quant à M. Codlin, il maudissait son sort et toutes les misères de ce monde, mais Polichinelle avant tout, et s’en allait en boitant, le théâtre sur le dos, en proie au plus amer chagrin.

Ils s’étaient arrêtés pour prendre quelque repos dans un carrefour où aboutissaient quatre routes. M. Codlin, plus que jamais en humeur misanthropique, avait laissé tomber le rideau et s’était assis au fond du théâtre, invisible aux yeux des mortels et dédaignant la société de ses compagnons, lorsque deux ombres prodigieuses leur apparurent, venant vers eux par un tournant qui débouchait sur la route qu’ils avaient suivie. L’enfant fut d’abord presque terrifiée à l’aspect de ces géants démesurés ; car il fallait bien que ce fussent des géants, à voir leurs grandes enjambées sous l’ombre projetée par les arbres. Mais Short, disant à Nelly qu’il n’y avait rien à craindre, tira de sa trompette quelques sons auxquels répondirent des cris d’allégresse.