Page:Dickens - Magasin d Antiquités, trad Des Essarts, Hachette, 1876, tome 1.djvu/254

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Isaac, feignant de se lever de table. Je suis fâché que monsieur ait pris peur. Qui ne risque rien n’a rien ; mais monsieur sait ce qu’il a à faire.

— Moi ! je suis prêt. Qui est-ce donc qui recule ? ce n’est pas moi. N’ayez pas peur, ce n’est pas moi qui bouderai. »

En parlant ainsi, le vieillard approcha une chaise de la table, et les trois autres partenaires s’y étant placés au même instant, le jeu s’ouvrit.

Assise à peu de distance, l’enfant suivait avec inquiétude la marche de la partie. Indifférente au gain, et pensant seulement à la passion aveugle qui s’était de nouveau emparée de son grand-père, gain ou perte étaient même chose à ses yeux. S’applaudissant d’un succès momentané, ou abattu par un échec, le vieillard était égaré ou hors de lui, rempli d’une anxiété si fébrile et si dévorante, d’une agitation si terrible pour ces misérables enjeux, que la pauvre Nelly aurait peut-être préféré le voir mort. Et cependant c’était elle qui était la cause innocente de toutes les tortures du vieillard ; et lui, qui jouait avec une soif de gain aussi sauvage qu’en éprouva jamais le joueur le plus insatiable, il n’avait pas une seule pensée qui ne fût pour elle.

Au contraire, les trois autres, des misérables, des brelandiers de profession, tout en veillant à leurs intérêts, étaient aussi froids, aussi tranquilles que si la conscience de la plus pure vertu habitait dans leur cœur. Parfois l’un d’eux lançait à l’autre un sourire, ou mouchait la chandelle vacillante, ou regardait l’éclair qui brillait à travers la fenêtre ouverte et le rideau flottant, ou écoutait quelque coup de tonnerre plus fort que les précédents, en témoignant de l’impatience, comme si ce bruit le dérangeait. Mais ils restaient assis, calmes et indifférents à toute autre chose que leurs cartes, philosophes parfaits, au moins en apparence, car ils ne montraient pas plus de passion ou d’ardeur que s’ils avaient été de pierre.

Durant trois heures l’orage avait déployé sa fureur ; les éclairs étaient devenus enfin plus faibles et moins fréquents ; le tonnerre qui avait paru rouler et éclater sur la tête même des joueurs, semblait s’être éloigné et ne plus rendre qu’un son étouffé ; et pourtant le jeu continuait, sans que personne songeât à la triste Nelly.