Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 1.djvu/231

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dérangé de sa place, et qu’il avait pris position plus près de sa femme. Elle ne prendra pas de poison, pour se punir de s’être mariée avec un homme qui pouvait épouser deux comtesses et une douairière.

— Deux comtesses ? interrompit madame, vous ne m’avez jamais dit qu’une.

— Deux, cria Mantalini, deux diablesses de femmes charmantes, deux vraies comtesses, deux fortunes magnifiques, sapristi !

— Eh bien, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? demanda madame d’un air badin.

— Pourquoi je ne l’ai pas fait ? répondit son époux. Est-ce que je n’avais pas vu, à une matinée musicale, le plus méchant petit diable d’enchanteur du monde, et maintenant que ce petit enchanteur c’est ma femme, toutes les comtesses et les douairières de la Grande-Bretagne peuvent aller se… »

M. Mantalini ne finit pas sa phrase, ou plutôt il la finit par un baiser retentissant qu’il donna à Mme Mantalini, et que Mme Mantalini lui rendit avec zèle. Après quoi, le reste du déjeuner ne fut plus interrompu que par des exercices du même genre.

Enfin tout passe, et, quand M. Mantalini en eut assez de ses caresses, « Ah çà, dit-il, précieux joyau de mon existence, parlons un peu de nos affaires ; qu’est-ce que nous avons d’argent comptant ?

— Pas grand’chose assurément, répondit madame.

— Eh bien ! il en faut un peu plus : il faut faire escompter quelque chose au vieux Nickleby, pour ne pas rester en route, sapristi !

— Qu’avez-vous besoin d’en avoir davantage pour le moment ? dit madame d’un air câlin.

— Mais vous ne savez donc pas, âme de ma vie, qu’il y a en vente chez Scrubb un cheval que ce serait péché de laisser aller ? Je me le reprocherais comme un crime, ô bonheur de mes sens, car il est vraiment pour rien.

— Pour rien ? s’écria madame, voilà ce qu’il nous faut.

— Vraiment pour rien, continua Mantalini ; on le donnera pour cent guinées. Quelle crinière ! quelle encolure ! quelles jambes ! quelle queue ! Ah ! tout cela est diablement beau ; quel plaisir de le monter dans Hyde-Park au nez des comtesses que j’ai refusées ! comme elles rageront dans leurs calèches ! cette vieille diablesse de douairière en mourra de dépit ; les deux autres se diront : Hélas ! il est marié, il s’est sacrifié ! diable de contra-