Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 1.djvu/73

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la maison, prenant Alice par la main ; les autres sœurs suivirent ses pas.

« Le saint religieux, qui avait souvent auparavant soulevé la même question, mais sans jamais recevoir un refus si positif, marchait aussi derrière elles à quelque distance, baissant les yeux vers la terre et remuant ses lèvres sans doute en récitant quelque prière. Au moment où les sœurs montaient le perron, il hâta le pas et leur cria d’arrêter.

« Arrêtez, dit-il en levant en l’air la main droite et lançant tour à tour à Alice et à sa sœur aînée un regard de colère, arrêtez ! Je vais vous apprendre ce que c’est que ces souvenirs que vous voudriez faire passer avant l’éternité, et que vous vous flattez de réveiller un jour de leur néant, à l’aide de ces jouets d’enfant. La mémoire des choses terrestres est empoisonnée plus tard dans le cours de la vie, par des déceptions amères, l’affliction, la mort ; les traits s’altèrent, le chagrin flétrit la beauté. Un jour viendra que le regard que vous abaisserez sur ces bagatelles insignifiantes rouvrira des plaies profondes dans le cœur de quelqu’une d’entre vous, et ira lui arracher l’âme.

« Quand il viendra ce jour (et rappelez-vous-le bien, il viendra), détachez-vous de ce monde que vous aviez embrassé, cherchez au cloître ce refuge que vous aviez méprisé. Vous ne trouverez pas la cellule plus froide que le feu des attachements mortels, quand il s’éteint au souffle du malheur et de l’adversité, vous irez pleurer là les rêves de votre jeunesse. Cet arrêt n’est pas de moi, dit le frère adoucissant sa voix à la vue des jeunes filles qui reculaient d’effroi, c’est le ciel qui le prononce. Que la bénédiction de la sainte Vierge soit avec vous, mes filles ! »

« À ces mots il disparut par la porte du verger, et l’on ne vit plus de tout le jour les sœurs qui avaient regagné la maison à la hâte.

« Mais la nature n’a pas cessé de sourire, parce qu’un prêtre a tonné d’un air menaçant, et le lendemain le soleil brillait de tout son éclat, puis le lendemain encore, et toujours ; et, les cinq sœurs, profitant de la fraîcheur du matin et de la paix du soir, se promenaient ensemble, travaillaient ensemble, trompaient ensemble les heures par une conversation joyeuse dans leur verger tranquille.

« Le temps se passait, rapide comme le récit d’un conte, plus rapide même que bien des contes, j’ai peur que le mien ne soit du nombre. La maison des cinq sœurs était toujours à sa place, et les mêmes arbres projetaient toujours leur ombre agréable sur la pelouse du verger. Les sœurs aussi y étaient encore, aussi aima-