Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/156

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trouvent aussi dans cet état de passion que les poètes nous représentent comme sublime.

Au reste, il ne s’amusa pas à analyser, comme nous le faisons, ses secrets sentiments ; il alla toujours son train, continuant ses rêves tout le long du chemin, et puis toute la nuit sur le même sujet. Car, après s’être bien persuadé que Frank ne pouvait connaître ni par conséquent courtiser la demoiselle mystérieuse, il commença à entrevoir qu’il n’en était guère plus avancé, que peut-être ne la reverrait-il jamais. Puis, sur cette hypothèse, il construisit le plus ingénieux échafaudage de chagrins plus affligeants les uns que les autres. La vision chimérique qu’il s’était faite à propos de M. Frank n’était plus rien auprès : c’était comme le supplice de Tantale qui ne lui laissait aucun repos et fatiguait jusqu’à son sommeil.

Malgré tout ce qu’on a pu dire de contraire en prose ou en vers, il n’y a pas encore un cas d’observation bien établi qui autorise à croire que jamais l’aurore ait différé ou hâté d’une heure son retour pour se donner le plaisir jaloux de désespérer quelque amoureux inoffensif. Le soleil sait bien qu’il a des devoirs publics à remplir, et, docile aux tables dressées dans l’observatoire de Greenwich, il se lève invariablement selon les prescriptions de l’almanach, sans jamais se laisser influencer par aucune considération particulière. L’aurore ramena donc aussi pour Nicolas l’ouverture régulière de son bureau, le train courant des affaires, et par-dessus le marché M. Frank Cheeryble, accompagné d’une suite de sourires et de compliments de bon accueil des dignes frères, et d’une réception plus grave et plus bureaucratique, mais non moins cordiale au fond, de la part de M. Tim Linkinwater.

« Comprend-on que M. Frank et M. Nickleby se soient rencontrés hier au soir ? dit Tim Linkinwater, descendant lentement de son tabouret et promenant ses yeux autour du bureau le dos appuyé contre son pupitre, comme il faisait toujours quand il avait quelque chose de très particulier à dire. Il y a dans cette rencontre des deux jeunes gens hier au soir, une coïncidence vraiment remarquable. Et puis qu’on vienne me dire à présent qu’il y ait un lieu au monde comme Londres pour ces coïncidences-là !

— Je ne m’y connais pas, dit Frank, mais…

— Vous ne vous y connaissez pas, monsieur Francis, reprit Timothée en l’interrompant d’un air obstiné, à la bonne heure, mais il n’est pas grand besoin de s’y connaître. S’il y a un autre lieu au monde pour cela, où est-il ? Est-ce en Europe ? Non, sans